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« DFS » de Cécilia Bengolea & François Chaignaud
Dans DFS, créé à la Biennale de Lyon, Cécilia Bengolea & François Chaignaud confrontent la douceur de Guillaume de Machaut à la puissance du dancehall jamaïcain.
Guillaume de Machaut, poète musical de son état (et de son temps), serait bien surpris d’apprendre que sept siècles après lui, ses œuvres ressurgissent dans une danse dite contemporaine, danse que lui-même aurait été incapable d’imaginer. Alban Richard se réfère à lui dans Nombrer les étoiles et Anne Martin en 2012 dans La Complainte. Sans parler des ballades médiévales et de l’Ars nova ou Ars subtilior en général, remis en orbite chorégraphique par Anne Teresa de Keersmaeker à partir de 2010, dans En atendant et Cesena. Cet engouement néo-romantique peut s’expliquer : D’une part les nouvelles menaces politiques et sociales peuvent exacerber un désir d’harmonie et de paix. D’autre part on constate dans le monde de la danse d’un regain d’intérêt pour l’analyse musicale et de l’envie de partager le processus de création avec chanteurs et instrumentistes. Là aussi, De Keersmaeker fut une pionnière.
Et pourtant : Même avec tout ceci en tête, pouvait-on s’attendre à une rencontre entre le poète majeur du XIVe siècle et le dancehall jamaïcain dernier cri ? Par ailleurs, même Cecilia Bengolea et François Chaignaud n’avaient pas prévu un tel assemblage. Au départ, il y avait bien deux pièces distinctes, deux recherches personnelles issues de leurs passions respectives. Mais en même temps, ce couple n’est pas là pour cautionner des barrières. Au contraire... Si dans leurs créations, Bengolea & Chaignaud développent de nouvelles approches virtuoses, les interprètes s’expriment avec beaucoup de liberté et les chorégraphes font de même. Ici ils intègrent, en plein milieu du spectacle, un cours de dancehall pour lequel ils invitent une vingtaine de spectateurs à les rejoindre sur le plateau.
Cours de Dancehall par BG Dancer
Une pièce par surprise
Depuis plusieurs années, Bengolea a rejoint les danseurs des sound systems de Kingston. Pour la création de DFS, elle en a invité plusieurs à la rejoindre. Et Chaignaud, lui-même chanteur, se passionne pour les polyphonies européennes. Après un détour par la tradition géorgienne, il place donc sa nouvelle création sous le charme de Guillaume de Machaut. A lui seul, chaque univers se suffirait pour créer une de ces chorégraphies bousculées dont le couple franco-argentin a le secret: Rythmes jamaïcains et danse sur pointes d’un côté, polyphonies de danses libres de l’autre.
Mais de Machaut et le Jamaïcain Damion BG Dancer dans une même création, découpés et assemblés par blocs et par fines tranches ? N’est-ce pas jouer au clash des civilisations ? Non, puisque le « clash » est une tradition bien jamaïcaine, opposant deux poètes comme dans un duel. Oui puisque, en effet, au cours des siècles séparant la ballade du DJing, l’Europe a eu le temps de de traverser l’Atlantique pour coloniser, décimer, exploiter, missionner et créer un monde contre lequel toute musique jamaïcaine entre en rébellion. Ce faisant, elle aspire tout de même à une élévation spirituelle, comme le souligne Bengolea. Parole de pratiquante...
Damian BG Dancer est Jamaïcain, mais en même temps un habitué des paysages parisiens
Colère vs. Douceur, le clash
Dans une pièce aussi improbable que DFS (le titre est un acronyme fictif, inspiré des signatures de graffeurs, sprayeurs et autres street artists), la quête spirituelle aurait tout pour faire le lien entre les deux composantes de DFS, car elle joue un rôle-clé dans les polyphonies, où l’harmonie est considérée comme accessible. Par contre, à Kingston, où tout se manifeste dans une « énergie de survivant » (Bengolea), les mouvements poussés à l’extrême ainsi que la force des basses et des rythmes témoignent d’une « colère face à l’injustice ». Les chorégraphes préfèrent alors le mouvement de bascule entre les deux mondes à une infiltration mutuelle en douceur. Les deux univers constituent une sorte de polyphonie théorique, où les voix (ou plutôt: les voies) ne se superposent pas mais se succèdent.
Avec quelques échos chorégraphiques de Dancehall appliqués aux chants d’Ars nova, on reste loin de la profondeur de fusion atteinte dans Dub Love, entre dub et danse sur pointes. [lire notre critique] Et on cherche en vain une idée directrice chapeautant cette construction dès le départ, pour l’élever au-dessus d’une simple addition. Même chez Cecilia Bengolea & François Chaignaud, rois des assemblages, une émulsion produisant sens et sensualité n’est donc pas garanti d’office. Le voyage dans le temps n’a pas lieu.
Il faut attendre le dernier tableau de DFS pour voir le clash se transformer en rencontre. Mais alors la danse se fige pour que le dialogue puisse se matérialiser. En freeze de toutes coutures - en grand écart, en pirouette, sur la tête ou sur un pied - les interprètes constituent une installation de sculptures vivantes, un soupçon de Ryuan-ji, un jardin à la française... Car justement, cette façon de coloniser la nature a commencé à s’imposer en France à partir du XIVe siècle, époque marquée par Guillaume de Machaut. A la fin de DFS, seul le chant continue de se mouvoir...
Thomas Hahn
Vu au Tobbogan de Décines, le 24 septembre 2016, dans le cadre de la 17e Biennale de la Danse de Lyon
Création : le 12 septembre, Genève, La Batie
En tournée :
2016 : 29 novembre Saint Ouen, Espace 1789
1er-4 décembre Paris, Centre Pompidou
7-10 décembre Annecy, Bonlieu Scène nationale
2017 : 28-29 janvier Zurich, Gessnerallee
20-22 mars Paris, La Pop Paris (version péniche)
12-13 avril Valence, Comédie
28 avril Saint-Quentin-en-Yvelines, Théâtre
8-9 juin Lille, Opéra
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