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« Auguri » d'Olivier Dubois

Le directeur du CCN de Roubaix orchestre à nouveau un déploiement de forces. Mais cette fois sans esquiver une part de trouble et de doute, vers un ailleurs.

On ne peut s'empêcher de penser à Umwelt au moment de découvrir les tout premiers tableaux de la pièce Auguri, qu'Olivier Dubois vient de créer dans le cadre de la Biennale de Lyon. En 2008, Maguy Marin signait l'un de ses chefs d'oeuvre, en fractionnant l'apparition fugace des interprètes d'Umwelt à travers des interstices en fond de scène. Leur suite innombrable relatait un monde contemporain abandonné à ses effets d'image.

La scénographie d'Auguri, conçue par le chorégraphe en personne, présente une structure analogue en fond de scène, qui dramatise intensément l'apparition des interprètes. Mais l'analogie s'arrête à peu près là. Déjà, il faut compter avec une rigidité du dispositif, souligné par des armatures métalliques dans les cintres, quand Umwelt était tremblant. Il faut aussi compter avec des cubes vitrés, éclairés au néon, où l'exposition des corps, éventuellement amassés, fait plutôt songer aux sur-visualisations à la Sasha Waltz.

Galerie photo @ Laurent Philippe

Mais l'essentiel est ailleurs. Question de rythme. Et d'espace. Disons : de chorégraphie. Dans Auguri, les interprètes s'élancent résolument sur le plateau, d'autant plus vaste au regard, que le fond de scène en est serré. Ils sont vingt-deux. Hommes et femmes, sans distinction sexuée de leurs tenues vestimentaires ou actions, y compris dans les portés. La seule mise en avant d'une seule danseuse en situation de surpoids, y tient de la politique de quotas de corps différents dans la danse. Constante d'Olivier Dubois : on a ici une allégorie d'humanité, massive et engagée sans restriction.

On repense alors à Tragédie, qui a valu une consécration mondiale au chorégraphe. Et on ressent d'abord la crainte que cela tourne au déploiment de force, à la démonstration d'autorité. A cet égard, la lecture des propos du chorégraphe sur la feuille de salle n'a rien pour rassurer. Il parle d' « une invitation à l'élan porteur de nos destinées et à la compréhension de l'humanité comme une organisation secrète. Dans nos élans et nos trajectoires : l'avenir du monde. Un théorème mystique ». 

Il n'y a surtout rien d'anodin à la façon de mettre en jeu, en scène, une conception de la communauté humaine, au regard de l'état actuel du monde et de ses passions tristes. Une communauté est-elle fixée dans l'essence organique d'une identité en fusion ? Et mystique, en prime. Une communauté est-elle engagée en devenir incertain et disputé ? Par excellence, une chorégraphie prend position à ce propos, par la représentation, et le vit en partage avec la communauté des citoyens spectateurs.

Galerie photo © Laurent Philippe

La teneur des propos d'Olivier Dubois ci-dessus, comme le souvenir de Tragédie suggèrent d'examiner son travail à deux fois. Et on ne se laissera pas intimider par le dualisme navrant qu'il agite par ailleurs, érigeant la sensation contre l'intellectualisation, qu'il considère « un acte morbide sur l'art ». Mais on ne discute pas ici sur Tragédie. Revenons à Auguri.

Le mécanisme paraît d'abord assez facile, voire manipulateur, qui passe progressivement de la pénombre profonde à la lumière. De même, de la marche lente à la course de plus en plus rapide. Or, ça n'est pas si simple. Car le fractionnement demeure, qui distribue l'apparition visible des danseurs en solos, ou en petites unités, souvent de trois, ou plus ; parfois en grand groupe. Voire en nuées de leur totalité. Cela chahute l'espace, le sillonne, le transperce, le laboure, le raréfie ou l'expanse.

Cette variation incessante entre en tension avec le sourd grondement imperturbable qu'orchestre François Caffenne. Il faut noter que toutes ses compositions pour les pièces d'Olivier Dubois ont une texture de somptueux concerts de musique électronique. Quand rien n'est vraiment homogène sur le plateau, le son s'obtine sans rémission : le corps spectateur en est déplacé, voire dérangé par distorsion, vers un ailleurs. Ca n'est pas à l'intellectualisation qu'on aspire. C'est au déplacement, hors le confort des effets d'évidence. Il joue ici.

L'écriture d'Auguri est griffée de doute et de trouble – et ce ne sera pas un indice totalement futile, qu'un certain nombre de spectateurs aient sifflé à la fin, quand les foules unanimes de Tragédie applaudissaient à la fanatisation de leur servitude volontaire. Les courses d'Auguri sur le plateau sont insensées de vitesse croissante, de relance obstinée en fonçant, comme de variations de trajectoires incessantes.

Galerie photo © Laurent Philippe

Tout y donne la sensation de l'aléatoire, les vitesses des divers interprètes ne sont pas les mêmes. Le risque pris semble tendu à l'extrême, qui devrait se solder en collisions de corps projectiles fracassés les uns contre les autres. Cela ne se produit pas. Il y a bien de l'organisation secrète dans ce qui ne peut être que réglé au millimètre, pour produire la sensation inverse, du plus grand des chaos éruptifs. Il y a bien sûr un savoir-pouvoir tout puissant, celui du chorégraphe ; sans rien pour déplaire à Olivier Dubois.

Mais on ne ressort pas abasourdi, ni accablé, d'Auguri. Souvent dans cette pièce, on peut sentir absurde sa propre position de spectateur assis ; éprouver l'envie de se lever. Enfin y aller. Se projeter dans l'implication inouïe des interprètes, chacun, chacune, occupé.e en personne à ébranler l'énergie collective du monde. Quel sens attribuer à ces courses folles ? Dans son entretien pour la feuille de salle, sans doute assez ancien, le chorégraphe dit son intention de tendre vers l' « absolu » du « bonheur ». On a bien perçu une séquence où cela s'élève en envols aériens d'enjambées bondissantes. Mais c'est bien moins évident à l'arrivée, quand ont été assimilées les séquences, combien plus inquiètes, de corps tassés et rampant au contact des parois de la scénographie.

Quelque chose se dit, très fortement, dans Auguri, tout en restant trouble et empreint de doute. Dans ses courses juvéniles éperdues, certains auront pu voir aussi bien l'énergie à consentir sur les terrains insurrectionnels.

Gérard Mayen

Spectacle vu le samedi 24 septembre 2016, au TNP de Villeurbanne, dans le cadre de la 17e biennale de danse de Lyon.

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