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Le premier programme coréen des Rencontres chorégraphiques

L'art chorégraphique ne réside pas que dans la composition de beaux gestes. Par-delà sa forme tracée, tout geste est porteur d'une épaisseur de significations, qui ne se laisse pas percer au premier coup d'oeil. Elle en fait pourtant la richesse véritable. Voilà des choses qu'on sait fort bien. Mais le premier programme coréen de l'édition en cours des Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis vient d'administrer une furieuse piqûre de rappel à ce propos.

Ce programme réunissait quatre pièces (trois solos, puis une grande pièce collective) de quatre chorégraphes différents. Or une tenace étrangeté s'en dégage. Après tout, on n'y voit jamais que de la danse contemporaine. Les gestes qu'on observe n'ont rien de fracassant ou d'aberrant à cet égard. Tout juste pense-t-on y relever certains motifs, ou accents, ou inflexions, qu'on attribue volontiers à un fonds culturel extrême-oriental, sans pour autant y connaître grand-chose.

Et pourtant, par-delà cette familiarité de formes, quelque chose de fort énigmatique s'attache, avec ténacité, à la réception de ces pièces. En position de critique, on peut passer l'après-midi à s'inquiéter vaguement, sur le mode « Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir en dire ? ». Voilà somme toute une question excitante. Alors on se décide à écrire à ce propos.

Dans ce dispositif inter-culturel, plus que jamais, on prendra soin de cerner notre horizon d'attente au moment d'entrer dans la salle. Très rapidement : de la Corée du sud, on sait qu'elle était en 1945 l'un des pays les plus miséreux de la planète. Puis qu'elle s'est hissée à ce jour au septième rang de l'économie mondiale, en pointe notamment dans les nouvelles technologies. Cela s'est accompagné d'un raz-de-marée du mode de vie urbain. Sur la vague de ces succès et mutations, cette société rêve aujourd'hui de reconnaissance civilisationnelle, en compétition avec le Japon et la Chine. Cela passe par un grand désir d'ouverture. Les artistes sont là aux avant-postes.

Ainsi la danse contemporaine connaît-elle une expansion qui pourrait rappeler, par exemple, la deuxième moitié des années 80 en France, quant à sa fulgurence. Deux caractéristiques bien particulières : d'une part la césure existe peu avec les apports traditionnels. Ceux-ci imprègnent encore de larges pans de la vie sociale. Ils fournissent les points d'appui d'un souci d'identité à faire valoir. D'autre part, la formation en danse relève intégralement de filières académiques. Les critères d'excellence technique et de respect hiérarchique et disciplinaire y demeurent largement prédominants (au risque de contrarier les audaces et prises de risque, attendus dans l'expression contemporaine). Accessoirement : cette société d'ultra-compétition connaît le plus fort taux mondial de suicides de jeunes.

 

Oserait-on déceler des traits communs aux quatre propositions de l'après-midi (tout en se gardant de les décréter "coréens", sans plus de références sûres à cet égard) ? On remarque un niveau assez homogène, médian, dans les intensités d'énergie. Une tenue du même ordre dans la durée des phrases chorégraphiques ; cela souligné par des arrêts francs, suspendus au moment de passer d'une phrase à l'autre. Le port général du corps est très maîtrisé, voire élégant, tandis que le geste est toujours très graphique, net et précis, travaillant à l'entour de l'axe corporel. Les trajectoires de déplacement auraient des caractéristiques analogues, en termes d'amplitudes retenues, de netteté, et de rigueur quasi géométrique. Dans l'ensemble : il y aurait là un monde de formes stables avant tout.

Va-t-on se hasarder à désigner plus nettement du "coréen" dans ces écritures : oui sans doute du côté du graphisme mentionné juste ci-dessus. Mais encore des danses miniatures des mains, des doigts, très près du corps, pouvant tendre à la contorsion. Parfois des papillonnements, battements, entomologiques. Ou dégagements tournoyants de pieds, aussi intrigants qu'élégants. Sinon, bien évidemment, l'accompagnement musical (magnifique, sur pas moins de quatre instruments traditionnels, dans Somoo, la grande pièce d'Art Project Bora). De mêmes les référents scénographiques, voire narratifs, explicites. Par exemple les bonds et les chutes, assez rustiques, et le jeu quasi circassien traditionnel à l'aide un interminable ruban de papier, de KIM Joseph évoquant d'antiques artistes ambulants.

 

Or, même sous cet angle, les choses seraient trop simples. LEE Kyung-eun nous assure que son solo Dokkaebigut s'inspire d'un rituel chamanique coréen. Mais le néophyte occidental restera incapable de déceler le moindre signe de cet ordre. Ce qui n'enlève rien au mérite de cette artiste pleine de maturité, qui n'a pas peur de fouiller une grande complexité de présence. Cela paraît se constituer en fort propos personnel, et creuser, au-delà du sculptural, la faille palpitante d'une distance à soi-même.

Vertigineusement contorsionniste, PARK SangMi paraît, au contraire, sanglée non seulement dans la contention que suggère le titre de sa pièce (In my room), non seulement dans sa combinaison noire ultra-sexy, mais aussi dans une idée que la danse doit s'exposer en belle image, garantie zéro défaut, qui laisse assez froid. KIM Joseph, déjà évoqué, est également bridé par cette conception illustrative.

Les danses de Somoo au final, ne sont pas moins imagées. Mais alors dans une veine fantastique, et érotique, qui compose tout un monde, une histoire, où l'on se laisse emporter volontiers, même en ne comprenant rien du scénario énigmatique où cinq femmes cohabitent avec des totems suspendus et sont rejointes de façon subreptice par une silhouette masculine. C'est d'un dessin toujours aussi net, cultivant des clichés qui ailleurs feraient penser aux mangas. Et c'est très troublant.

Au bout du bout, un bref solo voit l'une de ces danseuses en proie à des tourments corporels dont on ne sait s'ils réfèrent à des extrémités sexuelles, ou des égarements psychiques. Mais alors que tout reste parfait par ailleurs, cette théâtralité soudaine d'une souffrance, fait songer à la figure de la ballerine occidentale impeccable et rayonnante, quand on sait que son corps technique vit la torture. Y aurait-il là un éclat de vérité, quant à la danse en Corée ?

                    
Gérard Mayen

Spectacle vu le dimanche 29 main en matinée au Théâtre de la Commune (Aubervilliers) dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine Saint-Denis.

Prochain programme coréen : parkpark – JANG Young Gyu, LEE Hee Moon, MONK Jung Kaka, 4, 5 et 6 juin à La Parole errante (Montreuil).

www.rencontreschorégraphiques.com
 

 

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