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« Fractus V » : Cherkaoui triomphe

Aucune autre pièce de danse contemporaine n’est actuellement acclamée avec autant d’enthousiasme que Fractus V de Sidi Larbi Cherkaoui. Aux saluts, le public fête les cinq danseurs et quatre musiciens-chanteurs comme des pop-stars. La recette de ce succès populaire : Un mélange dynamique de musiques « du monde » et d’inventions gestuelles graphiques et théâtrales, sous-tendu par des citations de Noam Chomsky qui analyse le fonctionnement de la société capitaliste (la « fabrication de consentement » par les médias, le travail, l’isolement qui empêche la prise de conscience collective).   
 

Fractus V est la version élargie de Fractus, bref trio créé en 2014 pour les quarante ans du Tanztheater Wuppertal. Pour la  première fois depuis Play, son duo avec Shantala Shivalingappa créé en 2010, Cherkaoui se distribue lui-même.  « J’aime être en scène et suis fier de travailler avec les quatre danseurs qui sont Dimitri Jourde, Johnny Lloyd, Fabian Thomé Duten et Patrick « TwoFace » Williams. Ils viennent du cirque, du Lindy Hop, du flamenco et du hip hop », disait-il en 2015, pendant qu’il préparait ce quintet.

Les danses communiquent et s’associent librement, autant que les musiques interprétées par Shogo Yoshii (tambours et chants japonais), le joueur de sarod Soumik Datta, le jazzman coréen Woojae Park et le chanteur congolais Kaspy N’dia. Et tous ensemble, aussi étonnant que ce soit, débutent et bouclent Fractus V par des polyphonies corses comme si les A Filetta étaient revenus vers le chorégraphe belge pour retrouver l’esprit de son Apocrifu.

 

Fractus V est un puzzle, un jeu, une sorte de tangram chorégraphique où les mains, les bras et parfois les corps entiers s’articulent et s’assemblent selon des principes géométriques, autour de la forme du triangle et de références indiennes. L’énergie circule, qu’ils soient tous habillés de chemises longues en dégradé de bleu, ou en costume de ville. Tout est là pour célébrer le dialogue et l’échange, dans une fluidité sans cesse relancée, une alternance de soli et de rencontres, où la souplesse du frêle Cherkaoui fait le lien entre le hip-hop et le flamenco, pendant que des chants maliens sont portés par des airs indiens.

En 2015, en répétant Harbor Me au Théâtre du Châtelet, [lien vers l’interview] Cherkaoui déclara : « Je suis un être un brin mystique. Je pense que je me trouve actuellement dans une période douce et que c’est cette facette de ma personnalité que je mets sur le plateau. Mais avec Fractus V, ça  peut déjà basculer. » En effet ! Très baraqué, Mr. Two-Face nous amène subitement dans un drame américain, une bataille de rue, une guerre des clans, interminable matraquage de trois badauds à coups de pied, de tête de genoux, centuple meurtre à coups de feu…

Les trois victimes, dont Cherkaoui, implorent le tueur, sans succès. Déjà, les photographes arrivent pour un shooting en direct. La simulation chorégraphique est d’une véracité foudroyante, jusqu’à maintenir un zeste de distanciation qui permet aux spectateurs de ne pas hurler. Car les musiciens marquent chaque coup de feu, chaque craquement des os brisés, chaque grincement des corps broyés. Comment se reconstruire après pareil martyre ? Cherkaoui et ses amis ressuscitent dans une ondulation partagée, douce et céleste.

Il faut aussi parler de la scénographie, basée sur le triangle plus fortement encore que le travail gestuel. Des dizaines de panneaux disposés au sol en deux cercles, ou posés debout pour tomber en cascade, incarnent l’idée de puzzle et de circulation. Leur assemblage entre les tableaux par les danseurs et musiciens est lui aussi chorégraphié, créant un lien organique qui unit Fractus V.

Malgré la complexité des ingrédients, la pièce reste limpide. C’est ce qui fait sa force et remporte l’adhésion du public. La recette est simple, et bien moins originale que Cherkaoui le prétend. Les rencontres entres les genres en danse n’ont plus rien d’exceptionnel. Hip- hop, flamenco et contemporain ne cessent de se croiser, depuis les premiers spectacles de Montalvo jusqu’à Torobaka ou la rencontre de Cherkaoui en personne avec Akram Khan. Encore faut-il savoir orchestrer ces accolades chorégraphiques, comme le chorégraphe d’Anvers, qui y préside aux destins artistiques de sa compagnie Eastman et en même temps à ceux du Ballet Royal de Flandres. Et Cherkaoui montre ici qu’il est un véritable maître à danser l’union des contraires apparents, peut-être plus que jamais.

Thomas Hahn

Spectacle vu au Château Rouge d’Annemasse, le 27 avril 2016 dans le cadre du festival STEPS

Prochaines dates : le 29 avril à Mézières (CH) ; le 3 mai à Darmstadt (D) au Staatstheater ;  du 7 au 9 juin La Villette, Paris
 

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