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« Antoine et Cléopâtre » de Tiago Rodrigues

Sofia Dias et Vítor Roriz sont danseurs-comédiens. C'est d'ailleurs à la première des ces deux catégories qu'on les avait plutôt assimilés jusqu'à ce jour. Ils sont les deux seuls interprètes d'une audacieuse variation à partir d'Antoine et Cléopâtre, de Shakespeare, signée par Tiago Rodrigues. Très remarquée au dernier festival d'Avignon, cette pièce vient d'être revue dans quelques villes de l'Hexagone et restera un long moment au Théâtre de la Bastille (Paris) à la rentrée prochaine dans le cadre du Festival d'Automne.

Pointer le fait que Sofia Dias et  Vítor Roriz sont des artistes chorégraphiques oeuvrant ici pour un metteur en scène au service d'une tragédie fait aussitôt penser à de la danse-théâtre. De celle-ci, on connaît deux versants. D'une part celui qui voit des danseurs se constituer en personnages de situations dramatiquement repérables, en tirant pour cela sur leurs ressorts expressifs. Sinon l'option qui, partant d'une trame clairement théâtrale, complète d'une dynamique chorégraphique ce que les seuls mots ne suffiraient à dire.


C'est une perspective toute autre que dégage la pièce de Tiago Rodrigues, non sans provoquer une véritable rupture esthétique. L'option du metteur en scène portugais est radicale. Il réécrit la pièce, en n'usant de la tragédie d'origine qu'au titre de source à citations. Il la réduit à soixante-dix minutes, pour deux personnages seulement. Au présent strict du plateau, suspendu dans son ici maintenant, il en fait vibrer la résonance, dans une modestie de format qui s'affranchit de l'intention de se confronter à un quelconque ordre de déploiement en puissance.

Cela se joue dans une scénographie sobre, d'une modernité sans âge, mobile et translucide. Au lieu d'interpréter un rôle conventionnel, chacun.e des deux comédien.nes décrit au neutre de la troisième personne l'action, le propos, la pensée, de son partenaire. C'est là encore un choix radical, qui rompt avec l'habituel rabattement d'un personnage théâtral sur son texte (et réciproquement). A côté des deux protagonistes se crée un tiers espace, qui est celui du texte-action détaché d'eux-mêmes, dont ils deviennent des sortes de porte-parole, en lui laissant vivre sa vie, tout autant qu'il fait récit de leur tumultueux entrechoc amoureux et politique.

Libéré d'une incarnation égotique et réductrice, ce matériau-texte évolue alors comme une conjonction moléculaire et stellaire, malléable, s'écoulant par flux et branchements, dérivations et échos, à la façon d'un pur phénomène chorégraphique. Cela se renforce par une abondance de répétitions des mêmes séquences de phrases, qui bornent, déforment, animent une spatialité imaginaire et sensorielle. Cela ne va pas sans rappeler quelque performance de poésie sonore.

Sofia Dias et  Vítor Roriz ne sont pas danseurs pour rien, qui développent aussi une gestuelle abondante, autant que rigoureuse. Elle n'est jamais dans la mimique illustrative, encore moins dans l'expressivité émotionnelle. On la dirait marionnettique, brassant l'air comme pour agir une altérité de leur présence, tramer une dramaturgie tendant à l'abstraction, sans rien des leurres illusionnistes de la théâtralité.

Ainsi, un espace vide est constamment reconduit, pourtant extrêmement dense. Un espace entre eux deux, mais encore entre chacun d'eux et sa propre dissociation fictionnaire, et enfin entre la situation scénique et la puissance mémorielle de l'Histoire et de la Tragédie.

Cette pièce est un œil du cyclone qui active le tourbillon entre les jeux de l'être et du langage. L'ivresse de la passion amoureuse, le fracas de l'Histoire, s'y conjuguent en désordres de la représentation, qui paraît comme expulsée dans un extérieur d'elle-même. D'autant plus crue. Dans cette entreprise de Tiago Rodrigues, on éprouve enfin la signification transgressive à laquelle pourrait prétendre toute véritable interprétation.

Gérard Mayen

Spectacle vu le 22 mars au HTH (Centre dramatique national de Montpellier).

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