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« Opium » de La Zampa
Une note musicale obsédante ondule longuement dans l'obscurité. On ne distingue que peu à peu, et à peine, quatre silhouettes qui elles aussi ondulent, agrippées dans des équilibres aux limites, autour de ce qu'on ne sait trop être une simple table ; sinon un objet bien mystérieux. On entend des phrases qui parlent de « la perte croissante du monde », de « la disparition de l'entre-deux », ou encore d' « extension du désert ».
On saura plus tard que ces phrases sont des citations de l'austère philosophe Hannah Arendt. Mais allez danser des phrases pareilles ! A ce défi s'attache Opium, nouvelle pièce de La Zampa, compagnie associée au Théâtre de Nîmes, codirigée par Romuald Luydlin et Magali Milian. Tous deux sont sur scène, le premier entre chant, danse et performance, la seconde plus nettement danseuse.
Ils n'y sont pas seuls. Opium réunit un effectif exceptionnellement développé pour cette compagnie. Les deux précédemment mentionnés y sont rejoints par trois musiciens d'obédience rock, une autre danseuse, une chanteuse, une comédienne. Cette opulence de moyens humains entre en contradiction avec le décorum frustre du théâtre de l'Odéon à Nîmes. Et cette tension entre en résonance avec ce que cette pièce peut avoir de quasi underground.
Opium se revendique du registre du cabaret. Certes. Mais alors sans complaisance, ni rien des apprêts faciles ou scintillements factices qu'ont rattaché à son image certaines productions d'Hollywood ou de Broadway. Opium est une cabaret de la puissance abrasive. Les textes qu'on y entend ont été collectés auprès d'habitants du chef-lieu du Gard, comme autant de témoignages, micro-fictions, croquis de vie. A ces paroles, on trouve la tonalité âcre et dense qui dit l'âpreté de vies très contemporaines aujourd'hui obturées. Cela résonne fort.
Très fort s'y entend aussi la musique jouée sur scène, reprenant pour bonne part la chaleur éruptive du répertoire de Nina Simone, lancé à la rencontre de la froideur distante de la philosophie d'Arendt. Au début, on craint que le volume sonore n'étouffe la portée de la danse. Bien vite on saisit au contraire la tension féconde de cette confrontation. Le son se perçoit en épais volume, et le geste dansé s'y démène à l'assaut de tout consensus.
Une très belle installation des lumières, acides et droites, sous-tend l'atmosphère envoûtante, vénéneuse, de ce théâtre d'ors fanés pour personnages tannés. Les compositions dansées se jouent souvent en ensembles, voire à l'unisson, rejointes par la comédienne et la chanteuse, dans une tonalité alanguie, plastique, qui se dirige vers les tripes.
L'usage des masques, du grimage, la robitisation gestuelle, les changements de costumes à l'érotisme pauvre (hélas cantonné aux seuls éléments féminins quand il faut se cogner le "sans-look" balourd rétrograde masculin), creusent un écartèlement des tableaux, où les corps s'absorbent, soumis à une pression saisissante autant que délétère. Farouchement singulière, cette esthétique résonne avec force au moment d'effectuer l'étrange traversée d'un monde très improbable. Lequel semble bien n'être autre que le nôtre. Ni gai. Ni banal.
Gérard Mayen
Spectacle commenté à partir de sa générale le 7 mars 2016 au Théâtre de l'Odéon (Nîmes).
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