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Cindy Van Acker et Marcos Morau créent pour le Ballet de Lorraine
Elementen I - Room de Cindy Van Acker et Le surréalisme au service de la révolution de Marcos Morau confirment que le Ballet de Lorraine reste un terrain très favorable pour les chorégraphes invités. Visiblement, ils s’y sentent à l’aise, même s’ils travaillent pour la première fois avec une compagnie institutionnelle de telle envergure, ce qui est le cas pour Morau, fondateur de la compagnie La Veronal, actuellement incontournable. Van Acker, forte de beaucoup de solos ou duos, compte déjà quelques créations pour grands ensembles et plusieurs collaborations avec Romeo Castellucci, dernièrement le travail chorégraphique pour Moses et Aaron à l’Opéra Bastille.
Cindy Van Acker : Elementen I - Room
Dans Elementen I - Room, Van Acker applique le principe qu’on ne cesse de revoir quand des chorégraphes contemporains se mettent à diriger plusieurs dizaines de danseurs, à savoir la multiplication du geste à l' unisson. Frôlant le minimalisme, ce traitement de petits groupes comme s’il s’agissait d’un seul interprète,,génère des pièces ultra-structurées.
Room, premier volet d’une série dédiée aux traités mathématiques et géométriques d’Euclide - Elementen (Eléments) se réfère au penseur grec - en est le meilleur exemple. Au sol, un carré de 8 x 8 mètres au dessin abstrait, inspiré par la spirale d’Ulam, elle-même basée sur une mise en espace des chiffres premiers. Au centre, un lustre fait de tubes néon. Dans les enceintes, vibre le fameux « I am sitting in a room… » d’Alvin Lucier, démonstration de la décomposition de fréquences vocales par leurs propres résonances, jusqu’à ce que les mots du texte se transforment en bourdonnement musical.
Le miracle de Room est de voir comment la résonance chorégraphique de toutes ces contraintes et principes structurels ouvre des champs de possibles, au lieu d’enfermer l’imaginaire, comment elle révèle les personnalités au lieu de les gommer. Très stylisés, les costumes et l’univers gestuel, schématique et souvent ralenti, peuvent évoquer des domaines très différents, voire opposés: Revue ou sports, militaire ou danses traditionnelles, corps de ballet ou une colonie animale. La liste est loin d’être exhaustive.
Room est une extrapolation des résonances chorégraphiques de ce monde, où la déconstruction est cependant empêchée par le cadrage imposée par les chiffres prime. Reste que la boucle textuelle de Lucier ne peut trouver de lien organique avec les corps des interprètes. Sa poésie étant le résultat de sa déconstruction, elle reste séparée de la danse qui traverse Room dans un équilibre stable entre le systématique et le poétique.
Marcos Morau : Le surréalisme au service de la révolution
Comme Van Acker, Marcos Morau définit ici le corps de ballet comme personnage principal. Même si le début de Le surréalisme au service de la révolution appartient à une sorte de Jeanne d’Arc suspendue, qui récite le manifeste surréaliste de cette révolution chorégraphique: « Bienheureux les pauvres d’esprit, car le règne des cieux leur revient. / …/ Bienheureux les escrocs, car en se convertissant ils investiront en Dieu. » etc, etc, etc. Quand le dadaïsme fait bouillir l’eau bénite, on est à peu près certain d’avoir à faire à un artiste espagnol.
Et puis, quelle révolution ? Celle de Morau lui-même sans doute, car on l’a toujours vu investir un champ concret, aux références de notre époque. Ici, tous les tableaux sont d’un romantisme absolu, où seul le traitement décalé des corps peut dissiper le brouillard qui envahit le plateau. Tableaux blanchâtres, univers ouateux et féminin dans la première partie, qui rappelle certaines ambiances chez Castellucci auquel on songe également en constatant le lien très indirect, et néanmoins très affirmé, entre le titre et ce qu’on voit se dérouler sur le plateau.
Cet essaim de tutus penche vers un corps de ballet où chaque personne agit de son propre chef, mais suit une énergie collective. L’ambiance est intimiste et cosy, mais le brouillard et le rideau de gaze qui divise la scène opèrent une mise à distance perceptive et temporelle.
Mais bientôt le son du tambour fait basculer l’ambiance, quand un régiment de pénitents blancs envahit le plateau pour une performance musicale. Aussi onirique que la première partie mais penchant vers le cauchemar, ce tableau est aussi réaliste ou surréaliste qu’on aime le recevoir.
On passe du rêve au cauchemar, à moins que l’ambiance à la Degas en première partie ne soit là pour rappeler que derrière la féerie du ballet, se cache aussi une nécessité de révolution. Morau rend hommage à Bunuel et au folklore de Bajo Aragon, sa région d’origine, pour montrer comment le tambour peut jouer le rôle d’un manifeste et inversement, comment sous les habits d’une blancheur innocente peuvent couver d’autres énergies, qui ne demandent qu’à exploser.
Room et Le surréalisme au service de la révolution revisitent et redéfinissent le corps de ballet comme sur un échiquier, comme une entité faite de corps dans lesquels se croisent forces brutes, rêves, recherches et autres aspirations de l’homme, pour produire révolutions et miracles. La soirée d’ouverture des Rencontres Chorégraphiques se fera sous haute tension, tambour battant.
Thomas Hahn
Créations du 3 au 6 mars 2016, Opéra national de Lorraine, Nancy
www.ballet-de-lorraine.eu
www.rencontreschoregraphiques.com
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