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« My mothers and I » de Ch. Chey au Tarmac
De mères, elle dit en avoir plusieurs. Celle qui lui donna la vie, sa professeure - de danse - et la terre-mère. Chankethya Chey est Cambodgienne, née juste après les années sombres et meurtrières sous le régime Pol Pot. En ces temps-là, selon les mots de sa mère biologique, tout appartenait au parti, y inclus les personnes et « même les fruits dans les arbres ». Il fallait survivre avec un bol de riz par jour, mais ce n’était pas le pire. « Ils », la police politique, pouvaient arriver à tout moment pour tuer, violer, détruire...
Et quand ce fut fini, restait qu’une fille, pour être une bonne Cambodgienne, se devait de prendre des cours de danse traditionnelle pour rentrer dans les cases du féminin/masculin. Et sans faire de rapprochement entre les systèmes, les deux avaient une chose en commun. A l’école de danse aussi, il fallait renoncer à être soi-même.
Solo de danse-théâtre, My mothers and I est une œuvre largement autobiographique. Chey donne une vie intime et dramatique au contraste entre les générations. D’une part, les parents, traumatisés et incapables de débattre des souffrances endurées. D’autre part, la génération de Chey, en mesure de voyager, de découvrir le monde et de prendre en main son destin personnel. Chankethya n’a pas connu la faim, elle connaît les aéroports.
Pourtant, elle aussi subit les répercussions des années des Khmers Rouges et du génocide. Fruit de l’impuissance subie, une certaine forme de violence se transmet, dans le rejet brutal d’aborder les cicatrices de l’âme. Dans des chocs subits, Chey encaisse des gifles imaginaires. Il ne fait pas bon demander: « Où serais-tu aujourd’hui s’il n’y avait pas eu Pol Pot ? » Trop de regrets remontent à la surface et la réaction est cinglante.
Dans sa danse aussi, la chorégraphe-interprète retrace le bousculement intérieur, le balancement entre l’importance des racines et son identité de citoyenne universelle ayant vécu plusieurs années aux Etats-Unis. Sans cesse, la grâce de la danse traditionnelle est mise en perspective par une présence dépouillée, simple et grave, entre autres dans les moments théâtraux, quand elle joue sa mère et évoque les tentatives de dialogue avec elle.
Ce solo a le grand mérite de rendre saisissable la situation et l’évolution du Cambodge à travers le sort d’une famille, et par le vécu d’une artiste, exemplaire d’un pays qui est sorti de son enferment et s’inscrit désormais dans une histoire partagée avec le reste du monde, toujours en lutte pour surmonter ses blessures.
My mothers and I est une formidable ambassadrice du Cambodge actuel. Mais le rôle de Chey est plus important encore. Au-delà des tournées avec ses spectacles, elle est la directrice artistique d’Amrita Performing Arts, une association pour le développement de la danse contemporaine, basée à Phnom Penh. La compagnie Amrita crée des spectacles en collaboration avec des chorégraphes internationaux comme Arko Renz à Bruxelles, la Franco-Cambodgienne Emmanuelle Phuong ou Peter Chin à Toronto, et organise une plateforme de danse dans la capitale du Cambodge.
Thomas Hahn
Le Tarmac, Paris (17-20 février 2016)
http://www.letarmac.fr/
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