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« Tenir le temps » de Rachid Ouramdane

On était ravi de tenir une nouvelle opportunité de voir la pièce Tenir le temps, de Rachid Ouramdane. Celle-ci a été créée à l'été 2015 au festival Montpellier danse. Elle y fut fraîchement accueillie par les cercles professionnels. Mais là-bas, l'atmosphère peut atteindre de tels degrés de tension, qu'on se méfie des effets de milieu qui peuvent en découler. De surcroît, on a eu entre-temps l'occasion de revoir la pièce en captation vidéographique. C'est le support idéal pour en (ré)évaluer les qualités exceptionnelles.

Tenir le temps est une pièce de très grande tenue. Le chorégraphe y administre la démonstration d'une plénitude dans la maîtrise de ses moyens compositionnels. De surcroît, il le fait en s'engageant sur un terrain dont il n'est pas familier. De Rachid Ouramdane, on connaît l'écriture axée sur une écoute attentive de récits de corps confrontés aux violences de l'histoire. On y a vu aussi des foules, mais alors significatives d'implications citoyennes.

À présent Tenir le temps est, elle aussi, une pièce de grand effectif (seize danseurs.ses sur le plateau). Mais ce sont tous de jeunes professionnels de très bon niveau technique, engagés sur audition. Et leur déploiement n'a d'autre sens que de faire jouer les puissances de la grande composition chorégraphique.

Tenir le temps est une redoutable machine à ensorceler le regard. Ses enchaînements très rapides brouillent très vite la forme qu'on était en train d'observer. On y doute presque de ce qu'on a vu. Surtout, on ne saisit pas les mécanismes de causalité, d'induction, qui font que tel tableau découlerait d'un autre. Il y a là une source tourbillonante d'étourdissement. Imaginons une mer par temps de grosse houle, déferlant en gerbes contre un rivage acéré. La dynamique est frappante, éclatée, jamais épuisée. Et pourtant la matière tient très bien, dans une implacable logique unifiante.

Les grandes figures d'alignements, de parallèles, de croisements, se produisent par accumulations, aimantations, coagulations, toujours relancées incessamment, au gré de leurs ondoiements, dislocations, dilutions et reformations, dans de nouveaux motifs, dont la profusion féconde est absolument confondante.

Les interprètes sont formidablement engagés au service de cette science implacable. Leur silhouette est penchée vers l'avant. Lancée dans la course. Un réseau de regards aux aguets les tient entre eux sur un qui vive jamais relâché, d'une intensité exceptionnelle. Le spectateur peut circuler très vite, en s'attachant tour à tour à telle fulgurante figure, motif fugace, parfois incandescence virtuose.

Or, pareille richesse, à force de s'exposer, par tuilages, prises de relais, juxtapositions en marqueterie, peine à trouver les issues d'un souffle dramaturgique qui en tirerait clairement les lignes de force, voire de fuite. La musique originale de Jean-Baptiste Julien, donnée en surpuissance dans la grande salle de l'Espace des Arts, est, elle aussi, un déferlement de vifs éclats, magnifiques, mais au point qu'un aspect rutilant finit par aveugler l'oreille, et contribue à un laminage d'ensemble. Les lumières de Sylvie Mélis partagent un enthousiasme de la fluctuation, mais là aussi au point d'immerger dans un bainfrisant la submersion.

À Chalon, on aura vu Tenir le temps, de Rachid Ouramdane, juste après Clan, d'Herman Diephuis. Par effet de contraste, autant celle-ci paraissait une pièce d'interprètes, autant celle-là paraît une pièce d'exécutants. Cela n'enlève rien à leur excellence. Ni à celle de la pièce. Mais cela fait question, à tout le moins tournant, au regard du travail précédemment développé par Rachid Ouramdane.

Au moment où celui-ci succède à Jean-Claude Gallotta dans les murs de la Maison de la Culture de Grenoble, il nous revient le souvenir que le déclin artistique de ce dernier s'entama au moment où le groupe Emile Dubois commença de se disperser, et que le chorégraphe se mit à renouveler ses distributions « en faisant les sorties de conservatoire » (on nous passera l'expression).

L'excellence virtuose peut se payer d'une perte de sens quant aux implications de l'engagement collectif dansant. Voilà tout de même un enjeu cardinal, esthétique, donc politique, pour qui réfléchit sur la danse contemporaine.

Gérard Mayen

Spectacle vu le 17 novembre 2015 à l'Espace des Arts (Chalon-sur-Saône), dans le cadre du festival Instances.

 

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