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« Chair Antigone » de François Veyrunes

Bien plus dévastatrice qu’un simple accident avec mort d’homme, la tragédie arrive non à une personne, mais à travers elle. La tragédie concerne toute la communauté, et elle traverse le temps. Si Sophocle montre le conflit qui oppose trois femmes (Antigone, Ismène, Eurydice) à Créon, autrement dit, à la raison d’État et à l’ordre patriarcal, il situe l’événement tragique à l’endroit où une affaire d’État croise la malédiction des Labdacides.

À la croisée des axes synchronique et diachronique, une révolte intime oppose Antigone à Créon. Mais elle concerne tous les Thébains vivant à ce moment-là, alors que le drame familial ébranle une famille sur plusieurs générations. Il trouve son apothéose dans le conflit autour de la sépulture de Polynice. Antigone est mue par l’amour d’une personne, Créon ne jure que par l’intérêt général. Antigone se situe dans l’éternel, Créon dans le présent.

Vibration

Au théâtre, trop de metteurs en scène transposent la tragédie grecque dans un contexte contemporain, et donc dans une société individualisée et fragmentée, ce qui lui enlève ses enjeux et donc sa force. Peut-on danser la tragédie, en mode contemporain ? Peut-on extrapoler une métaphore corporelle à un genre qui était composé de théâtre, chant et danse ? Veyrunes ne tente pas de reconstituer un récit. Pas de discours, au contraire ! La tragédie n’est ici pas une intrigue mais une vibration.

Comme suspendues entre pétrification et volonté de lutter, Marie-Julie Debeaulieu, Emily Mézières et Francesca Ziviani affrontent les symboles du pouvoir et du regard masculin sur elles, incarnés par neuf panneaux suspendus. Ces carrés, évocation très esthétique des murs du palais et la rigidité des lois de la Cité, brillent de toutes leurs couleurs sombres, mais reflètent autant le soleil méditerranéen.

Conscience

Chair Antigone, avec son titre à la manière d’une lettre d’amour, est avant tout une affaire de conscience. Conscience partagée entre les trois protagonistes qui, après chaque solo ou duo, se retrouvent pour une ronde, comme pour exprimer le partage d’un sentiment d’effroi, leur solidarité féminine et la conscience d’un enjeu traversant l’histoire. L’image qui se crée est celle d’une communauté de sort et d’esprit, face à l’indicible. À moins qu’il ne s’agisse d’une Antigone déchirée, retrouvant par moments son unicité.

Veyrunes amène ses interprètes vers un état de transe au ralenti, un phénomène qui semble agir sur le corps à travers une transformation de la conscience, comme si des butokas se mettaient à la danse-contact. « En fait on n’est pas dans le ralenti, cette impression n’est qu’un résultat », dit le chorégraphe.

Transe

Chacune en soi, mais aussi en trio où elles forment un organisme fusionnel, elles épousent ce langage particulier développé par Veyrunes, où le ralenti apparent traduit soit un état de choc, soit l’angoisse d’un cataclysme majeur à venir. Le résultat est un état second, une sorte de transe, parfaitement organique, qui saisit trois corps vêtus du noir du deuil et de la chair elle-même, courageuse mais vulnérable. Ces corps ne cessent de se plier et de se replier. Soumis à des pesanteurs métaphoriques, sous le poids d’une lourde décision à prendre, ils ne se dressent pratiquement jamais. .

Ce langage singulier est d’abord venu déconstruire l’image du guerrier dans Tendre Achille, trio masculin, et maintenant dans Chair Antigone, où le même état de corps, le même langage  vient réinterpréter la féminité et peut-être même le ballet, avec ses arabesques paradoxales, ses unissons  et ses portés pyramidaux. Il pourra ensuite s’exprimer dans Sisyphe heureux, volet encore à créer d’une trilogie très philosophique, où la chair s’affranchit de sa condition terrestre.

Thomas Hahn

créé le 5 novembre 2015 à L’Esapce Paul Jargot, Crolles (en collaboration avec la MC :2, Grenoble)

Tournée :

20 novembre : concours (Re)connaissance - Hexagone Scène nationale Arts et Sciences de Meylan (38)
4 décembre 2015 : THV - St-Barthélémy d’Anjou (49)
26 janvier 2016 : Quai des Arts - Relais culturel Régional d’Argentan (61)

 

 

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