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« On achève bien les anges» de Bartabas

Lentement, les anges traversent l’orage pour déchoir dans un autre monde, pas tout à fait sur terre, ni vraiment en enfer. Leur descente tient plus du voyage que d’une chute brutale. Après un atterrissage en douceur et à dos de cheval, on n’est plus vraiment au ciel, mais c’est tout comme.

Ces Elégies  ne sont pas empreintes de tristesse, mais d’autodérision tragicomique, comme dans tout bon spectacle de clown, comme l’univers grotesque des contrées artistiques d’Europe centrale, région qui n’est autre que le point de départ du voyage humain et artistique de Bartabas.

Photos : Hugo Marty

Les univers sont ici sombres, parfois menaçants, mais toujours oniriques, et ils alternent avec des tableaux donquichottesques ou felliniens, à l’instar des six musiciens-pierrots, bande de bouchers burlesques aux corps difformes. Quand ils sortent de scène, déboulent des anges paradoxalement sexués. On est homme ou femme et on ne s’en cache pas. Mais on peut aussi changer de sexe ou incarner les deux en même temps. Ce n’est pas la distinction sexuée qui manque à ces anges, mais celle entre hommes et chevaux, dont ils sont finalement un prolongement céleste.

À la croisée des chemins

Certes, le titre est ici un véritable constat, et Bartabas dit vrai. Dans notre monde, On achève bien les anges. Mais on n’y serait peut-être pas obligé ! Il est encore temps, l’humanité doit choisir si elle veut vivre en harmonie ou en enfer. Les deux portes sont ouvertes, dans notre monde. Voilà ce que nous rappelle Bartabas dans son entre-deux mirobolant.

Photos : Hugo Marty

Ici les chevaux savent danser le Charleston et l’on s’étonne après ce voyage de ce que tous ces spectateurs, eux, n’ont pas d’ailes dans le dos. Car les ailes se déclinent à volonté. On croise des plumes blanches et d’autres, à la noirceur calcinée, pour passer d’une structure en paille aux os de squelettes cavaliers. Seul Bartabas n’en porte pas, qu’il fasse l’ivrogne, l’errant ou l’éperdu... Plutôt du côté du diable, il avoue avoir perdu, lui aussi, sa boussole.

Une profusion d’images

Jamais Bartabas n’avait créé autant d’images pour un seul spectacle. Les tableaux sont brefs et se suivent sur un rythme soutenu, paradoxalement en phase avec notre époque, alors que le propos de Bartabas est bien d’opposer à un monde de plus en plus brutal une sorte de bouffé d’oxygène poétique.

Photos : Hugo Marty

Jamais on n’avait vu, même pas chez Zingaro, une telle fusion entre le cheval et son écuyer. Après plusieurs spectacles de la troupe où Bartabas se tenait à l’écart, il retourne sous les pleins feux et fait danser ses bien-aimés. Sur les rythmes débridés de Tom Waits, tel cheval esquisse une sorte de Charleston, tel autre un fox-trot. Et on ne sait si le mouvement part du porteur ou de l’écuyer. La musique, le rythme et la chorégraphie gomment toute dichotomie. C’est un seul corps qui danse.

D’autres auraient sans doute choisi Le Voyage d’hiver de Schubert, mais Bartabas maîtrise le 2nd degré avec l’aisance de ces trente ans passés au plus près des chevaux, en débat constant avec son propre ego. Dans Elégies, on le voit se transformer, perdre son orgueil et finalement chuter, à travers une série de rencontres surréalistes.

Anges gardiens, musiciens et chevaux

Tous prennent place ou tournent autour d’une sphère circulaire, conçue sur mesure et très sublimement mise en lumières. Dans son immensité apparente, elle peut évoquer les grands déserts autant que des paysages hivernaux. Traversant ce trompe-l’œil brumeux, Bartabas se met au centre, mais ses apparitions prennent des formes inattendues, loin des fastes de la gloire héroïque.

Photos : Hugo Marty

Sur un cimetière nocturne, il campe un aveugle, guidé par son cheval, dans une image que seul Beckett aurait pu inventer avant lui. Ici, toutes les religions affichent leurs symboles, enfin réunies en paix. Mais il ne le voit pas et laisse échapper son cheval. C’est moins les religions que Bartabas commente, que leurs rites. Sauf une fois.

Un ange-nain doit affronter des géantes en burqa (et c’est ici qu’il y a incertitude sur le sexe), mais leur couleur est le bleu clair des Touareg, au lieu du noir des salafistes. Dans chaque image, se croisent la menace et l’espoir, le tragique et le burlesque, chacun comme un lointain souvenir. Les contraires se réunissent dans une énergie nouvelle, pour atteindre un au-delà artistique où le réconfort est encore possible.

Le sang des innocents

Le titre du spectacle, c’est ici une évidence, se réfère aux victimes innocentes. On peut entendre des bruits d’abattoir en fond sonore, et il faut bien entendu songer à Cabu, ami de Bartabas abattu dans la tuerie chez Charlie Hebdo. Mais Bartabas sait convoquer sur scène humour et poésie, même quand il évoque le sang. Les nuages de mousse deviennent rouges, et  le chef d’orchestre est un boucher qui tourne la manivelle de son hachoir comme celle d’un orgue de barbarie.

Photos : Hugo Marty

Malgré quelques tableaux en trop et une alternance musiciens-Bartabas-anges qui devient vite prévisible, On achève bien les anges est une pièce-phare dans le parcours de Bartabas, peut-être même une fusion de l’esprit des premières pièces et des plus recherchées, qui arrive à un moment parfaitement logique chez ce poète de la vie.

Thomas Hahn

 

On achève bien les anges (élégies)

Conception et mise en scène : Bartabas

Assistante à la mise en scène : Anne PERRON

 

Musiques : Tom Waits, Johann Sebastian Bach, Jerry Bock, Marcel Dupré, Thierry Escaich, Jean-Louis Florentz, Dave Franklin, Jean Guillou, Alain Jehan, Ewan MacColl, Olivier Messiaen, Sergueï Prokofiev, Max Schindler, Jean Schwarz, Kurt Weill.

 

Cavaliers :

BARTABAS

Nathalie DONGMO

Michael GILBERT

Noureddine KHALID

Mathias LYON

Gaëlle POLLANTRU

Etienne REGNIER

Alice SEGHIER

Arthur SIDOROFF

Messaoud ZEGGANE

 

Musiciens :

François MARILLIER (direction musicale)

Janyves COIC

Cyrille LACOMBE

Yuka OKAZAKI

William PANZA

PAULUS

Boucher Confiseur

Riton CARBALLIDO

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