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Abou Lagraa : « Des retours sur mes origines »
Ce week-end, Abou Lagraa reprend à Suresnes Le Cantique des cantiques, créé le mois dernier à Lyon. Une pièce qui marque plusieurs tournants dans son parcours de chorégraphe.
Danser Canal historique : Vous avez indiqué que Le Cantique des cantiques marque un retour à votre « écriture chorégraphique originelle ». Pouvez-vous expliciter cette notion ?
Abou Lagraa : Depuis 2002, je me suis beaucoup consacré à une fusion des écritures classique, contemporaine et hip-hop. Or, dans toute la période antérieure, de 1997 à 2002, je me consacrais pleinement à une écriture contemporaine, qui est la mienne : sur la base d'une solide formation classique, je me suis formé aux techniques Cunningham et Limon, avant de connaître l'expérience d'interprète chez Rui Horta.
À présent, j'estime avoir fait le tour en ce qui concerne le hip-hop : ce que je vais dire n'est pas politiquement correct, mais quelque chose finit toujours pas bloquer dans le hip-hop. C'est une technique intéressante, mais son propos reste en définitive superficiel, frontal, spectaculaire. Dans ma dernière pièce, El Djoudjour, qui traitait des racines, autant je pouvais aller très loin dans la recherche expressive avec les danseurs contemporains, autant cela restait impossible avec les danseurs hip-hop. Cela au point d'altérer le sens de ma pièce.
S'y rajoutent les considérations culturelles, qui interdisent d'aborder des sujets tels que le désir, la sexualité. Souvent, les danseurs hip-hop veulent bouger pour bouger. Ils s'en tiennent là, et cela devient mièvre. Il faut quand même prendre toute la mesure de la valeur exceptionnelle de l'histoire accumulée en danse contemporaine, très au-delà de la technique.
DCH : Comment Le cantique des cantiques s'est-il retrouvé sur votre chemin artistique ? Cela n'apparaît pas un choix évident, et encore moins facile, au moment d'envisager une pièce chorégraphique.
Abou Lagraa : Je suis un lecteur du Coran, et j'y avais remarqué une sourate d'une sensualité incroyable, qui m'a fait comprendre l'extraordinaire licence poétique des 12e et 13e siècles persans. Mais cette sourate est brève, et je ne suis pas parvenu à en déceler une autre. D'où ma curiosité d'aller vérifier ce qu'il en est dans la Bible, sur ce plan là. Et voilà comment j'en viens au Cantique des cantiques, avec son approche de l'amour d'une intensité incroyable. Je suis resté absourdi au constat d'une telle franchise sur ces questions, dans un texte religieux datant de plus de vingt siècles.
J'en ai parlé avec le metteur en scène Mikaël Serre, qui est un ami. Comme moi, celui-ci circule entre deux fonds culturels, allemand et français. Il pratique un théâtre très physique. Il s'est montré d'emblée intéressé pour un travail mené en commun à partir du Cantique des cantiques. Nous nous sommes portés sur la traduction d'Olivier Cadiot, qui donne actualité et universalité à ce texte.
Cette approche étonnante des questions de l'amour – est-ce que nous savons nous aimer ? Comment nous aimons-nous ? – est entrée en résonance avec cette période si particulière que nous traversons, d'exaltation religieuse et de recul de la tolérance. Comment en est-on passé du foisonnement intellectuel des bilbliothèques de Bagdad ou Cordoue, au fanatisme des évangélistes fondamentalistes américains, des terroristes de Daech, des colons messianiques israéliens ? Ma mère a 89 ans. Elle n'a jamais porté un voile dans l'espace public. Elle a vécu la richesse de la religion qui nourrit l'intime, elle a été épargnée par l'usage dangereux de la religion brandie en étendard.
DCH : Vous n'avez guère caché le fait que la collaboration avec un metteur en scène n'aura pas été une sinécure.
Abou Lagraa : C'était épuisant, très compliqué, totalement neuf pour moi. J'ai compris en quoi il est extrémement précieux qu'un dramaturge travaille au côté d'un chorégraphe. Je crois que je le referai. En revanche, je ne suis pas sûr qu'un metteur en scène et un chorégraphe aient quelque chose à faire ensemble. Le metteur en scène, les comédiens, partent d'une donnée qui est toujours déjà là : le texte. Le chorégraphe, les danseurs, partent d'une page blanche qui ne s'écrit que sur leur corps et sur le plateau.
J'en suis passé par des remises en cause radicale. Il pouvait m'arriver de ne plus pouvoir regarder la danse, parce que l'écoute du texte l'emportait. Ou l'inverse. Cela s'est résolu par le fait de mettre les deux comédiennes du spectacle elles-mêmes en mouvement. Peu à peu nous avons décelé le lien possible entre texte et mouvement.
S'il en était besoin, je me suis convaincu de la puissance d'expression incroyable d'un corps en mouvement. C'est d'ailleurs par là qu'on comprend la peur terrible que nourrissent certains religieux à l'endroit du corps, lieu de tous les dangers : le corps qui fait appel, le corps qui attire, le corps qui attise le trouble, corps de la femme, ou corps de l'homosexuel qui effraye l'hétérosexuel en dérangeant ses désirs frustrés.
DCH : Une scène de votre pièce développe ce dernier point de manière très explicite et vous semblez lui accorder une importance bien particulière.
Abou Lagraa : C'est la première fois que je m'autorise cela, à mon âge, et depuis le contexte culturel – musulman – d'où je viens, où l'homosexualité demeure un tabou absolu. Alors je suis fier d'être enfin parvenu à en parler. J'aime les homosexuels, et je ne considère pas comme un hasard le fait qu'ils soient nombreux dans des domaines très utiles à la société, comme la communication, la création, le conseil. Les homosexuels font du bien au monde. J'espère que j'oserai m'ouvrir plus encore sur ce point, me sentant de plus en plus libre de m'exprimer.
DCH : Vous êtes au coeur d'un nouveau projet très fort d'implantation dans la ville d'Annonay, en Ardèche. Pouvez-vous nous présenter le contenu de ce projet, comme on n'en voit plus que très rarement en 2015 ?
Abou Lagraa : Il s'agit à nouveau d'un retour aux sources, puisque je suis né à Annonay, et c'est là que j'ai commencé la danse, à l'âge de 16 ans, dans une école privée, déjà dans le contemporain je le répète. Maghrébins ou pas, il n'y avait pas des centaines de garçons pour suivre des cours de danse contemporaine (et classique) dans cette localité. C'est là qu'a d'abord été basée ma compagnie, grâce à un studio prêté par la municipalité, jusqu'à mon départ pour Lyon, voici neuf ans.
Annonay compte quinze mille habitants et a beaucoup souffert de la désertification économique. Le centre ville s'est dégradé. La municipalité d'Olivier Dussopt me fait confiance pour venir travailler au plus près du territoire, au côté de gens pour qui la danse n'est pas une évidence. Cela me convient tout à fait. C'est ce que j'ai fait en construisant le Ballet d'Alger par exemple, ou en participant au grand projet Babel conduit par Dominique Hervieu à Lyon.
C'est un trrès beau projet, dans une église déscralisée du XVIIe siècle, qui pourra ainsi cesser de se délabrer. Il est prévu un studio de deux cents mètres carrés, les loges, les bureaux de ma compagnie, mais aussi des appartements. Nous accueillerons cinq compagnies nationales et internationales en résidence de création, chaque saison. Cela se fera en réseau avec la Maison de la danse de Lyon (qui est à une heure de distance) et le Théâtre national de Chaillot. Annonay compte aussi deux théâtres, et les spectacles ainsi produits pourront y être montrés. Nous pourrons aussi travailler en intelligence avec le Festival Danses d'avril.
DCH : Isabelle François, leader du Front national à Annonay s'est lancée dans une opposition acharnée à ce projet d'implantation. Comment réagissez-vous ?
Abou Lagraa : Elle n'a qu'un an de plus que moi. Sand doute avons-nous fréquenté le même établissement scolaire au même moment. Quarante-cinq ans plus tard, la voici qui me traite de saltimbanque dépravé (sic), qui en serait réduit à faire la manche s'il n'était pas subventionné, et qui explique que je vais déposséder les Français de leur patrimoine sacré (je suis français, né en France, et porte un projet de vie qui va redynamiser toute une population). Elle se dit catholique. En matière d'amour et de miséricorde, manifestement, nous n'avons pas lu les mêmes livres pour nous faire notre idée du sentiment religieux.
C'est en tout cas la première fois de ma vie que je fais l'expérience de la stigmatisation. Au-delà de ma seule personne, c'est sans doute un signe alarmant.
Propos recueillis par Gérard Mayen
Le Cantique des cantiques, d'Abou Lagraa :
16 octobre à Suresnes, Théâtre Jean-Vilar.
24 et 25 novembre à Annecy, Bonlieu scène nationale.
8 et 9 janvier 2016 à Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence.
26 et 27 janvier à Chalon-sur-Saône, Espace des arts.
19 février à Vitry-sur-Seine, Théâtre Jean-Vilar.
20, 21 et 22 mai à Sceaux, Les Gémeaux scène nationale.