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Entretien Sidi Larbi Cherkaoui

Nous avons rencontré Sidi Larbi Cherkaoui dans sa loge au Théâtre du Châtelet, avec vue sur la Seine et équipée d’un piano dont Cherkaoui joue pour se détendre. Il aborde ici Harbor Me, sa création pour le Los Angeles Dance Project, la compagnie créée par Benjamin Millepied qui vient pour la troisième fois au Théâtre du Châtelet.

Danser Canal Historique : Comment avez-vous abordé votre création avec le LADP?

Sidi Larbi Cherkaoui : Quand Benjamin Millepied m'a proposé de faire une création avec les danseurs du LADP, je suis allé les voir dans leur lieu de travail à Los Angeles où j'ai trouvé une équipe très soudée. J'ai rencontré tous les danseurs et j'ai finalement proposé de créer un trio avec Charlie Hodges, Morgan Lugo et Aaron Carr, trois garçons qui ont une affinité avec ma propre manière de bouger. Ensuite il a fallu attendre qu'ils soient disponibles. Mais cette expérience m'a plu. Pour la première fois je travaille avec une compagnie qui est aussi nomade que ma propre compagnie, Eastman. Comme moi, ils ont l'habitude de partir en laissant un travail en suspension, pour le reprendre plus tard. Les danseurs sont donc venus travailler en Belgique et pendant que j'ai donné Play avec Shantala Shivalingappa à Nice, nous avons pu répéter dans les studios des Ballets de Monte Carlo. Jean-Christophe Maillot nous a prêté les locaux pendant que la compagnie était en tournée, et je l'en remercie beaucoup. C'est au cours de nos répétitions nomades que l'idée du titre est venue à moi.

DCH : Le titre exprime donc votre recherche d'un port d'attache, de stabilité?

Sidi Larbi Cherkaoui : Les trois personnes en scène sont peut-être en train de flotter et en attente de quelqu'un qui les sorte de l'eau pour les remettre sur la terre ferme. Et à chaque fois arrive quelqu'un qui les repousse dans la mer. C'est la recherche d'un espace de sûreté, mais sa conquête est toujours éphémère. C'est la question de la possibilité de gagner une stabilité. Ma manière d'inspirer les danseurs à bouger et de les chorégraphier est en effet très liquide, et les liquides sont constamment sous l'influence de leur entourage. Ils ne se ne se figent donc jamais. Mes chorégraphies se créent souvent en fonction des énergies qui se déploient autour des danseurs. Je travaille comme ça, en épousant les flots ou les vents. On peut tenter de résister, mais au bout du compte la nature vous dicte les choses. On peut être un très bon capitaine, mais la mer sait toujours ce qu'elle veut. Ce sentiment qui s'exprime dans Harbor Me exprime peut-être aussi les grands changements qui m'arrivent en ce moment, avec ma décision d'accepter la direction du Ballet de Flandres où je vais prendre mes fonctions à la rentrée. C'est comme un port d'attache finalement trouvé.

DCH : Vous avez récemment créé des spectacles de tango, sur le Japon, sur la mondialisation et autres sujets vagabonds, toujours accompagnés de musiques live et multiculturelles. Qu'en est-il pour Harbor Me?

Sidi Larbi Cherkaoui : J'ai confié la dimension musicale à Woojae Park, un musicien coréen avec lequel je travaille depuis 2009. Nous avons collaboré en Corée du Sud pour un solo que j'ai créé là-bas. J'ai adoré son travail et je l'ai invité dans Tezuka comme musicien et pour Harbor Me, je lui ai proposé de faire une création musicale. Il sera aussi en scène dans Fractus, le spectacle que je prépare actuellement et qui sera créé en septembre. Il joue du geomungo, un instrument traditionnel coréen qui ressemble un peu à une contrebasse. Il s'en sert à la fois de manière classique et de façon créative et contemporaine. Le geomungo sera la colonne vertébrale de la musique dans Harbor Me.

DCH : C’est finalement une chanson qui est à l’origine du titre de cette pièce avec le LADP?

Sidi Larbi Cherkaoui : Nous nous sommes basés sur une chanson qui s'appelle Would you harbor me? Elle a été créée en 1994. Elle sonne presque comme un Gospel et est devenue connue à travers un groupe qui s’appelle Sweet Honey on the Rocks, une formation de chanteuses noires, politiquement engagées autour des questions d’égalité entre les êtres humains. Leur manière d’aborder les problèmes de société est à la fois optimiste et spirituelle et ça me plaît beaucoup, autant que le texte de Would you harbor me? qui interpelle le public: Est-ce que vous vous occuperiez de moi, est-ce que vous m’ouvririez votre porte si j’étais noir, homosexuel, un hérétique, un espion, un réfugié ou si j’avais le sida etc. ? La chanson est répétitive, comme un mantra, presque hypnotique. C’est là une question que nous nous posons tous quand nous voyons quelqu’un qui est dans une situation difficile. Est-ce que je l’aide ou pas? Dans la pièce on voit donc un danseur qui est peut-être largué par la mer et qui arrive sur la terre ferme. Alors, est-ce que les deux autres vont l’aider ou pas ? Il est beaucoup question d’abandon et de retrouvailles. Cette dynamique est constante tout au long de ce trio. Mais nous la traitons de façon très abstraite et le public ne verra peut-être même pas cette thématique qui sous-tend la pièce.

DCH : Est-ce que les danseurs incarnent cette altérité et cette position d’exclusion ?

Sidi Larbi Cherkaoui : Oui et non. Je cherche à ce que chacun incarne une énergie distincte. Il y l’eau, le feu et l’air. Comment un élément peut-il sauver un autre élément? Mais il pourrait aussi le détruire. La barrière entre échanger, aider et détruire est très fine. Une main tendue peut aussi enfermer. Que signifie un toucher ? Il peut autant être agréable qu’oppressant. Il peut aussi vous voler quelque chose. Avec les trois danseurs j’ai essayé de trouver cette ambiguïté où l’on ne sait jamais si on aide quelqu’un ou si on l’utilise. Et un toucher qui est ressenti comme une attaque peut se faire dans l’intention d’un simple geste. La personne n’a peut-être pas conscience de sa propre violence. Ce sont des questions que je ne cesse de me poser par rapport à ma vie.

DCH : Vous créez pour la première fois au Théâtre du Châtelet. Que cela signifie-t-il pour vous?

Sidi Larbi Cherkaoui : Pendant dix ans j’ai présenté mes spectacles au Théâtre de la Ville, et je me suis toujours demandé ce que ça ferait de me retrouver sur l’autre rive de la place. La dernière fois, c’était en 2008, il y a sept ans donc, avec Origine. Être aujourd’hui au Théâtre du Châtelet est un événement très symbolique pour moi, également au vu du titre Harbor Me. Je suis comme ça, je lis beaucoup de symboles dans ce qui m’arrive et se passe autour de moi. Je suis un peu mystique. Mais je sais aussi qu’il faut accepter certaines réalités et savoir pardonner. Je pense être actuellement dans une période plus douce, sans savoir si mes créations à venir ne reprendront pas des airs plus durs en s’axant sur une autre partie de ma personnalité. Dans Harbour Me nous sommes plus dans la sensualité.

Propos recueillis par Thomas Hahn

À suivre, à propos de la prise de fonction de Cherkaoui en tant que directeur du Ballet de Flandres et sa nouvelle création pour sa compagnie, Eastman.

http://chatelet-theatre.com/fr/event/l.a.dance-project-3

 

Harbour Me , du 8 au 11 avril

Chorégraphie: Sidi Larbi Cherkaoui

Assistants: Jason Kittelberger, Nemo Levy Oeghoede

Musique: Woojae Park : « Abyss » / « Be A Drift » / « Morphosis » Album: Park Woojae, Geomungo Extention

Dr. Ys aye M. Barnwell: « Would You Harbor Me », extrait (1994)

Décors: Sander Loonen et Fabiana Piccioli

Costumes: Sidi Larbi Cherkaoui et Fabiana Piccioli

Assistante: Amy Rousselot

Réalisation: Isabelle Comte

Lumières: Fabiana PiccioliCreation mondiale

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