Un « Swan Lake » très, très Show
Ça frappe fort dès le début, c’est assourdissant, tel un cocktail mortel. D’un revers de main, Rothbart fait surgir des trainées de poudre, des embrasements lumineux et des tempêtes sonores. Un Dracula moderne, un Mackie-le-Surineur numérique, un dealer et maquereau à la silhouette longiligne, comme sorti d’une revue de patinage artistique. Voilà une vision de l’archétype du vampire qui arbore une élégance particulière, suggérant par ailleurs une fusion avec le personnage d’Odile.
C’est lui, et on pourrait donc l’appeler « O’Deal », qui manipule tout ce qui est blanc, à commencer par la coke, une poudre magique blanche comme un boa, comme une veste de fourrure ou une minijupe dont se drapent ses cygnes blancs pour faire le tapin. L’image de la prostitution est ici celle des pays du nord: des filles en vitrines. Mais elle répond surtout à la vision d’un homme: Fredrik Rydman, directeur artistique de la compagnie Hip Hop suédoise Bounce. C’est lui qui a réussi à voir, dans les cygnes blancs du plus vieux ballet académique du monde, des prostituées. Mais tout le monde n’est pas visionnaire, loin s’en faut. Le commun des mortels n’aurait sans doute pas songé à établir un lien avec le Lac des cygnes, s’il n’y avait ni le titre avec son effet d’annonce, ni le déluge final de plumes blanches, ni de rares échos de Tchaïkovski au soubassement d’un rythme drum’n’bass.
Qu’est-ce donc, ce Black Swan où le sang noir dégouline de chaque caractère de l’affiche ? Selon la presse anglaise, laquelle ne ment jamais, vous le savez bien, il s’agit d’une histoire que n’importe qui peut comprendre. En effet ! Parce que, justement, il n’y a pas d’histoire. Il y a une brève. Un dealer punit, de la peine de mort, une de ses quatre travailleuses parce qu’elle veut partir avec son amant (un Siegfried aux allures très sympathiques par ailleurs). Les trois restantes sont certes terrifiées mais finissent par lui rendre ses tenues de travail. Le reste, pourtant l’essentiel des quatre-vingts minutes, est du show, vaguement chorégraphié, parfois comme sous l’effet de la coke, comme dans un voyage de la Clara du Casse-Noisette au pays des hallucinations pour adultes. L’argument suffirait pour nourrir une accroche sur TF1, mais pas un ballet.
Fait divers
Qu’apporte donc ce Swan Lake au livret historique? Il n’y a plus personne pour défendre l’œuvre originale contre des adaptations les plus farfelues utilisant le titre original. Quand à Monaco, Jean-Christophe Maillot adapte le livret, il ajoute des dimensions et modifie le titre (qui devient LAC) pour signaler la différence avec la version de Petipa/Ivanov. L’adaptation de Rydman enlève la dimension mythologique. Elle ne met plus en scène le pouvoir magique ni le rapport de l’humain aux origines, aux peurs et aux rêves. Elle se contente de raconter un fait divers qui parle de notre rapport au pouvoir et à l’argent. Ce Rothbart là prend le ballet en otage.
On danse à travers les époques, du baroque au Hip Hop, mais la chorégraphie s’attarde surtout dans le registre très « show » de l’animation décomplexée. Ce qui donne un rendement parfaitement juste quand une compagnie de Hip Hop danse du Hip Hop, tel le breaker d’exception dans le rôle du précepteur. Ou encore dans un tableau qui pourrait se dérouler sur un plateau de TV, où on s’attend d’emblée à ne voir aucun vocabulaire chorégraphique élaboré, mais plutôt un déluge de projecteurs. Et on est servi. Par un expert, en plus. Car Rydman, excusez du peu, vient de chorégraphier le spectacle du concours Eurovision de la chanson, qui s’est tenu cette année à Malmö, en Suède.
Produit consommable
Même le public de première, pas difficile au Casino de Paris, applaudit sec et s’en va. Et oui, la danse peut en arriver à ne plus être qu’un produit de consommation, nourri au mythe de Petipa et de Tchaïkovski. Et pourtant, on peut rester dans le domaine du « show » tout en inventant son propre mythe, comme le Crazy Horse, par exemple, a toujours su le prouver.
Rydman vient de confier au journal britannique « Metro » qu’il est en train de travailler sur un scénario original qui fera son prochain spectacle, pour s’attaquer au « piège de l’égoïsme [et] à la manière dont les gens sont pris au piège dans une société et un système dont ils ne veulent pas faire partie ». Voilà qui sonne telle une autocritique par rapport à ce Swan Lake.
Thomas Hahn
Swan Lake, Casino de Paris, jusqu’au 27 octobre
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