Spectacles sauvages au Regard du Cygne
Sauvages, ces danses-là le sont surtout mises bout à bout. Sauvages car libres de papillonner entre les univers et les styles. S’étalant sur deux journées, les « Spectacles sauvages » sont une invitation au voyage. Loin de se limiter aux compagnies françaises, ces petites formes donnent à voir un condensé de la création actuelle, et ce justement parce que les œuvres sont présentées dans un état de grande fragilité.
Et à bien y regarder, on identifie certaines lignes de démarcation. Il y a d’abord ceux qui croient (encore) à la chorégraphie comme moyen d’évoquer des mythes ou d’interroger l’état du lien social. Leurs moyens d’expression sont la recherche sur le mouvement et les ambiances ainsi qu’un dialogue avec la narration. Ils posent un regard sur le monde à travers la création. Pour d’autres, la création est le monde dont ils veulent parler. Ils doutent de la place de la danse et en font le sujet même de la réflexion, à travers des approches très distanciées. Mais pour certains la danse est un écho lointain, laissant un vide dans lequel on peut se perdre à la recherche des concepts à suivre.
Chez les adeptes du récit, on a pu voir Esprit nomade, un trio imaginé par Sonia Al-Khadir qui évoque des cultures ancestrales comme créateur du lien entre les êtres, dans leur rapport au sol africain, aux légendes et à l’horizon. Ce n’est pas rien que de réussir à donner à sentir l’étendue des espaces et de la mémoire, en quelques minutes.
La Suède aussi est vaste. Et si ses paysages arborent les vastes forêts,Olof Persson représente tout de même la jeunesse urbaine. Sa référence est gothique et le regard de son personnage plonge dans le noir, pour mieux oublier tout ce qui nous entoure. Costumes tendance élisabéthaine donc, pour les musiciens du duo électro Pacific!, et habit princier pour Persson. Tel un cygne noir il fait ses rondes autour de sa propre création vidéo, un insondable puits d’images projetées au sol. S’il reprend le thème classique, abordé par les Ballets Russes, c’est pour poser un regard poétique et mélancolique sur la perte de repères dans les sociétés actuelles. La grande leçon reçue au regard du Cygne était de voir Esprit nomade, dans sa référence millénaire, tracer des lignes droites alors que le Narcisse moderne tourne en rond. Voilà de quoi réfuter le discours politique qui prétend l’inverse…
En Asie, les jeunes plongent dans les mythes façon manga et se perdent dans l’étendue des espaces virtuels. C’est pourquoi la Coréenne Sun-A Lee se glisse dans la peau d’une adolescente déboussolée, hantée par son imaginaire où se bousculent. Avec son agilité et son amour du détail dans la recherche sur le mouvement, elle développe un tout autre rapport au sol auquel elle voudrait s’arracher. Très organique, son univers chorégraphique part de la position assise et des rapports entre les doigts et les doigts des pieds. Trollitude est une pièce en devenir qui trace le lien entre les légendes sur les trolls des forêts suédoises et les Hiki Komori d’Asie, ces jeunes qui perdent le contact avec le monde réel en s’enfermant dans les « réseaux sociaux ».
Et si elle faisait un rêve, y apparaîtraient probablement les trois étranges lutins dansés par Ghislaine Louveau, Morgane Floch et Olivia Manissa Panatte dans Et une minute de vacarme, où l’on croit glisser dans un dessin animé. Ou bien sont-elles les trois sorcières sauvages de Macbeth ? Burlesque, grotesque et dadaïste, cette petite mise en bouche ouvre l’appétit.
La recherche sur l’absurde est une réponse à la crise de sens, capable d’établir une critique d’une forme d’expression sans renoncer au récit. Est-ce la seule ? L’humour iconoclaste en est-il la condition ? Louise Hakim tente une autre piste avec Points, un solo au premier degré, analytique et complexe qui fait escale côté récit, interaction avec le public, théâtre et autres, qui multiplie les métaphores sans tracer une voie identifiable.
Que faire de la danse aujourd’hui, quand on ne fait plus confiance au lien entre l’interprétation du monde et l’invention chorégraphique ? Telle est la question que pose every little movement de la compagnie rennaise le pôle. Leurs petits moments qui interrogent un matériau gestuel issu du quotidien, du ballet ou des sports, mettant également à plat le rapport à la musique. Leur recherche est de la même trempe que celle d’un Noé Soulier, où la danse elle-même est au centre du questionnement. Ici, la continuité du temps est remplacée par une série de petits instants et question du récit se resserre sur les univers gestuels.
On peut encore citer Pogo de Flore Khoury et Steven Hervouet. Leur duo se réfère à une communauté qui se galvanise en sautant de façon déchaînée lors de concerts punk. Mais Khoury et Hervouet semblent plutôt planer, curieusement sur fond de rock’n’roll au lieu de punk, pour incarner un état de transe qui peut être l’aboutissement rêvé d’une défonce en règle. Le côté instinctif et violent du pogo comme acte de partage ritualisé est remplacé par un pas de deux façon rock’n’roll. C’est de la singularité dans la foule qu’ils veulent parler, et on peut se demander si le duo est alors une forme appropriée.
Aussi, les neuf extraits ou créations en devenir montrés en avril 2014 ont permis de cerner les lignes de partage de la scène chorégraphique actuelle. Mais tous sont un miroir de l’éclatement intérieur du monde.
Thomas Hahn
Danses sauvages printemps 2014 (festival signes de printemps) Studio Le Regard du Cygne
10 et 11 avril 2014
Programmation : Sherry Sable et Fabrice Dugied
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