"Orphée et Eurydice" à l'Opéra de Paris
L'an prochain, l'Orphée et Eurydice de Pina Bausch aura 40 ans. Un âge à peine croyable, tant cette œuvre bientôt quarantenaire est plus que moderne : elle a passé le filtre de l'âge , du temps, et de son époque. Là où Orphée échoue sur son objectif final, Pina Bausch réussit à rendre son oeuvre chorégraphique immortelle.
Il faut avouer que la partition de Glück l'y aide bien : elle est d'une beauté époustouflante, d'une pureté et d'une simplicité absolues et d'une vivacité rythmique qui donnerait envie de punir sévèrement tout chorégraphe qui trahirait un tel chef d'œuvre. Pina Bausch, sans la déconstruire, a su la trahir autant que la servir.
Son choix pour cet opéra -plutôt que pour la version plus conventionnelle de Monteverdi- n'est pas innocent : Glück avait proposé une manière très révolutionnaire et décriée de recomposer une œuvre lyrique, en gommant les afféteries pompeuses. A son tour, Pina Bausch allait montrer qu'elle pouvait, elle aussi, révolutionner la danse en douceur, du moins pour cette œuvre-ci.
Crée en juin 1975, soit deux ans après sa prise en main du ballet de Wuppertal, cet Orphée connût un grand succès mais disparaîtra dans les seules mémoires de ses interprètes, avant que Pina Bausch ne se décide, curieusement, à le ressusciter en 1991, à un moment où son travail de création avait considérablement évolué.
Et c'est cela qui est beau, dans ce retour sur soi, rare chez les chorégraphes contemporains, ce regard en arrière avec un héros qui, justement, se voit interdire de se retourner et de regarder l'objet de ses désirs, sa femme trop tôt disparu, Eurydice.
Qu'aura trouvé Pina Bausch, et que doivent transmettre, aujourd'hui qu'elle n'est plus, ses gardiens du temple, qui étaient aussi les danseurs de la création, Dominique Mercy et Malou Airaudo ? Une œuvre dense et fulgurante, pressée, entre souffrance et beauté inhérente à cette souffrance, une forme de masochisme récurrent chez Pina Bausch.
La chorégraphe allemande utilise la partition de Glück et le mythe d'Orphée et Eurydice de matière très méthodique. Elle divise l'opéra en quatre tableaux, («Deuil », « Violence », « Paix », « Mort ») aux décors, costumes, couleurs et lumières bien distincts tout en utilisant les mêmes danseurs dans chaque tableau, et dédouble les protagonistes : les trois chanteuses (Orphée, Eurydice et Amour) sont sur scène, et collent littéralement aux danseurs, chaque paire d'artistes se faisant écho l'un de l'autre. Et c'est une des clefs de ce chef-d'œuvre sous-titré « Opéra dansé », où le mouvement se fait entendre, où la voix se met à danser.
Le rideau se lève sur une image impressionnante: Eurydice, morte, est immobile dans son linceul fait de sa robe de mariée, assise à trois mètres de hauteur, un bouquet de roses rouges dans les mains. Un arbre est au sol, preuve que la nature est, elle aussi, éprouvée. Le chœur des pleureuses resté dans la fosse est chorégraphiquement incarné par une cohorte de douze danseuses en longue robe noire et chignon strict, évoluant en grappes, dans une gestuelle très grahamienne et d'une beauté plastique absolue, accompagnée par huit hommes en deuil, en costume noir sans chemise, annonciateurs du style vestimentaire à venir chez les danseurs de Pina Bausch. La danse de mort est incessante, fluide malgré la souffrance qu'induit la situation. À la verticalité des corps souvent repliés sur eux-mêmes s'additionne l'horizontalité d'Eurydice et des nombreux portés. Orphée, seul, vêtu d'un simple slip qui ne doit pas être facile à porter pour le danseur tant il le met à nu, entame sa danse de deuil dans des suites de solos volontairement répétitifs et d'une grande sobriété.
Le deuxième tableau est tout autre. Les mêmes danseuses reviennent en robes blanches, incarnant les Furies que découvre Orphée, autorisé à descendre aux Enfers pour y retrouver sa bien-aimée. La danse est plus cassée, faite de courses très rapides traversant la scène, à l'image des Wilis de Giselle, usant de fils comme pour construire une toile d'araignée imperméable aux mortels. L'Enfer est gardé par trois Cerbères en tablier de cuir, à la danse sèche et brutale, servie avec autorité par Vincent Chaillet, Aurélien Houette et Alexis Renaud. Un trio que l'on retrouvera bien plus tard dans Le Parc de Preljocaj ou Wuthering Heights de Kader Belarbi. Contrairement au mythe grec ces cerbères ne sont pas endormis par la lyre d'Orphée, lequel, chez Pina Bausch, n'est d'ailleurs pas musicien, ce qui altère sa dimension héroïque, Orphée ayant quand même séduit le dieu des Morts par la grâce de sa musique.
Le plus beau tableau est sans doute le suivant , renommé « Paix », à l'antithèse du précédent. Dans ces Champs-Elysées fleuris où Orphée retrouvera Eurydice, le calme et l'apaisement des âmes mortes donne lieu à des danses féminines d'une beauté saisissante, longs corps frémissants au son des cordes somptueuses du Balthasar-Neumann Ensemble. Orphée, toujours perdu dans sa douleur, voit à peine son Eurydice, qui s'avance calmement vers lui, et lui met sa main dans la sienne. Premier solo d'Eurydice, encore dans les limbes.
Le dernier acte, dans un immense huis-clos blanc faisant tombeau, est presque entièrement dévolu aux duos d'Orphée et Eurydice toute de rouge vêtue, ce rouge du sang final lorsque la chanteuse incarnant Orphée pose délicatement le corps de la danseuse sur celui de son alter ego chanteuse. C'est sans doute là que l'œuvre de Pina Bausch est la plus fragile Soudainement centré sur ce duo, le tableau s'étire en longueur chorégraphiquement, en raison même de la situation : Orphée ne peut danser pleinement avec elle, puisqu'il ne doit pas la voir. Et le moment tant attendu où il se retourne est finalement assez peu accentué. En choisissant la version pessimiste d'Orphée, qui ne retrouve pas son Eurydice, et meurt à l'écart, Pina Bausch s'interdisait un duo de retrouvailles chorégraphiquement payant, mais infidèle à sa nature.
Cinq ans après sa mort, comment les danseurs de l'Opéra de Paris allaient-ils retrouver le style de Pina Bausch sans sa créatrice pour le leur ré-enseigner ? Le mieux possible. On voit à quel point ils ont intégré ce style chorégraphique où le travail du haut du corps prime sur le reste. Où les ports de bras sont autant de cris jaillis du corps plutôt que de la bouche. Les ensembles sont d'une force hiératique absolue, et Marie-Agnès Gillot, créatrice du rôle dès l'entrée au répertoire de l'Opéra en 2005, a su retrouver la perfectibilité du style et une vraie profondeur, enrichie aussi, sûrement, par le fait qu'elle revenait à la scène quelques semaines après avoir accouché. Elle sait dire sans bouger, mettre une inflexion sans accentuation inutile.
On aurait aimé davantage d'affliction chez Stéphane Bullion, qui ne démérite pas techniquement. Ses variations sont innombrables, il faut tenir le rythme, et il assure. Mais il est un Orphée athlète. Il danse un marathon, là où l'on aimerait voir des 200 mètres enfiévrés, douloureux, haletants. La mort du dernier tableau, lorsqu'il retrouve sa bien-aimée et commet l'irréparable, reste cependant un très beau moment.
À l'image d'une œuvre magistralement servie à tous les niveaux, qu'il s'agisse des chanteuses, des choristes, et des musiciens.
Ariane Dollfus
Opéra Garnier - Parisdu 3 au 21 mai 2014
A voir : Orpheus und Eurydike en DVD paru chez Bel Air Classiques par le Ballet de l'Opéra de Paris (avec Marie-Agnès Gillot, Yann Bridard, Miteki Kudo). Pour la première fois, Pina Bausch avait accepté le principe d'une captation avec édition d'un DVD de très belle facture, réalisé par Vincent Bataillon. Avec sous-titres.
Prochaines oeuvres de Pina Bausch visibles à Paris, avec le Tanz Theater Wuppertal à Paris : Palermo Palermo
du 21 juin au 5 juillet 2014 au Théâtre de la Ville,
Two cigarettes in the dark par le Tanztheater de Wuppertal en septembre à l'Opéra de Paris
https://www.operadeparis.fr/saison-2014-2015/ballet/tanztheater-wuppertal-pina-bausch du 1er au 7 septembre 2014
Nelken par le Tanztheater de Wuppertal au Théâtre du Châtelet du 12 au 17 mai 2015
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