À Montpellier Danse, le spectateur en question(s)
Emanuel Gat et Mathilde Monnier à la recherche de nouveaux liens avec le public
La porte du Studio Cunningham est ouverte. Quand la compagnie d’Emanuel Gat répète Corner études, le public rentre et sort à sa guise. Qui veut, peut suivre le processus de création de A à Z. Gat , qui vient de créer, de façon « traditionnelle », The Goldlandbergs au festival Montepllier Danse, lance là un défi particulier, autant au public qu’à sa compagnie. C’est au sein du festival Montpellier Danse que Gat, artiste associé de cette édition, propose pour la première fois ce Making-of en direct. Pourquoi? « Ca permet au processus de prendre la main sur la totalité. Ce n’est pas le moment clé de la première, mais c’est le processus en soi qui devient le centre de ce qui se passe », confia-t-il à Maïwenn Rebours de Montpellier Danse, en amont du festival. Après une première série de répétitions, il en convient: « Même si le public n’intervient pas directement dans le processus de création, sa présence change notre manière de travailler. »
On pourrait commencer par les photos que Gat prend pendant les répétitions. Elles sont projetées sur un écran géant au-dessus du plateau. « D’habitude, j’en prends sans les projeter. Ici, je veux que les gens puissent les regarder. » Car ces répétitions ouvertes sont déjà à moitié des spectacles. « On ne peut pas échapper au fait que ce n’est pas une répétition à cent pour cent. Il y a une attente et donc aussi des énergies de spectacle qui s’installent. Ensuite, même le montage technique, le passage vers le plateau du Corum, tout sera ouvert au public. Je ne sais pas ce que ça va donner, c’est la première fois que je le fais.»
Avant le début d’une séance, il explique le processus, les règles selon lesquelles les danseurs construisent telle ou telle séquence, et comment ils naviguent entre leur liberté de mouvement et les contraintes imposées. La différence entre répétitions et représentations n’est pourtant pas effacée. Le jour J, en l’occurrence le 1er et le 2 juillet au Corum de Montpellier, il y aura sur le plateau (sic!) deux sortes de spectateurs (tous seront debout), à savoir ceux qui savent décortiquer la mécanique intérieure de The surprising complexity of simple pleasures et ceux qui en ont éventuellement un soupçon qui se crée pendant la répétition. Est-ce grave? Bien sûr que non. Les plaisirs du spectateur, même face à des structures complexes, sont étonnamment simples. La question est ailleurs.
« Ca m’intéresse de voir ce qui se passe s’il y a un public qui est là tout le temps, qui est là depuis les premières répétitions jusqu’au spectacle », peut-on lire dans la brochure éditée par Montpellier Danse et la fondation BNP Paribas qui soutient Gat et son projet montpelliérain. Étrangement, la tournure anonyme d’« un public » révèle que ce projet de rencontre se conçoit du point de vue du chorégraphe. A quel type de public l’expérience s’adresse-t-elle? S’il peut y avoir des personnes qui suivent de bout en bout, combien sont-elles? Qu’est-ce qui les lie à la danse? D’une manière ou d’une autre, il s’agit de spectateurs atypiques. Tant mieux si certains peuvent ainsi vivre une passion. Mais au fond, c’est du point de vue des artistes qu’ « un public » est là du début à la fin et que le passage aux représentations se fera de façon plus naturelle. Une expérience partagée? Peut-être…
Le contrat avec le spectateur est au centre de deux propositions du festival Montpellier Danse 2013. Chez Gat, il est en pleine expérimentation. Chez Mathilde Monnier, il est pleinement interrogé. A la fin de Qu’est-ce qui nous arrive?, sa création 2013, dont la première vient d’avoir lieu sous le ciel estival de Montpellier, tous les danseurs se regroupent face au public pour l’interpeller sur ses raisons d’aller au spectacle et sur le sens de ce rituel: « As-tu rencontré la joie au spectacle ? Ou dans la rue? Vas-tu au spectacle pour y trouver la vérité? » Ou bien, de façon plus provocatrice: « Vas-tu au spectacle pour te stimuler sexuellement? » Mais surtout : « As-tu changé en sortant? » Bien sûr que non, et si jamais c’était le cas, il serait trop tôt pour s’en rendre compte. Le changement, ça prend du temps. Plusieurs mois ou toute une vie. A cette échelle-là, en effet, le spectacle peut aider. Ceux qui peuvent changer plus vite sont les plus de vingt citoyens sur le plateau, dont personne n’est devenu artiste professionnel. Ces « amateurs » offrent une présence limpide et gracieuse, pertinemment capturée en direct par le dessinateur François Olislaeger.
Mais si on suppose que l’art a une importance dans nos vies et que nous allons au spectacle pour changer, c’est déjà ce Mais qu’est-ce qui nous arrive? qui en dit toute la difficulté. Ces « amateurs », n’auraient-ils pas autre chose à nous confier que quelques souvenirs d’enfance, quelques anecdotes à propos de leurs premières pratiques de la danse, d’autant plus qu’ils nous disent, à travers leur présence et leur choix de participer à cette création qu’ils ne sont pas indifférents à la création chorégraphique? Il y aurait là, pour le spectateur, de quoi nouer un dialogue avec lui-même, à travers ces spectateurs montés sur le plateau. La simple interpellation finale, cette inversion de la question habituelle (« Pourquoi vas-tu sur un plateau? »), se heurte à un fossé aussi concret que symbolique séparant la scène de la salle.
On aura rarement vu un quatrième mur plus puissant que lors de cette tentative de le briser par un cri collectif. Le « Vas-tu au spectacle pour te frotter à ton voisin? » etc. est une adaptation du texte de Julien Beck de 1963, La vie du théâtre, dont Monnier s’est inspirée. C’est peut-être l’amplification par vingt-deux voix, ce chœur antique sans Antigone, qui empêche qu’on entende vraiment la question, car un demi-siècle après Beck, et en attendant le retour de jours plus collectifs, la réponse ne peut être qu’intime. Le mérite de Monnier est de vouloir s’opposer à l’individualisation générale. Ce qui nous dirige vers la question suivante et à sa réponse: Oui, le spectacle peut changer le monde, mais « seulement » celui de nos enfants, pas celui d’aujourd’hui.
Thomas Hahn
Montpellier, le 26 juin 2013
Emanuel Gat à Montpellier Danse :
Corner Etudes, création : 1er et 2 juillet, Le Corum
Danses de Cour, 5 juillet, cour de l’Agora
It’s People, how abstract can it get ? installlations photographiques, jusqu’au 6 juillet
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