Un petit tour dans l'exposition des Ballets Suédois
Mathias Auclair et Franck Claustrat nous font découvrir quelques unes des œuvres présentées dans cette exposition riche et complète sur les Ballets Suédois...
Mathias Auclair : Nous présentons ces grandes affiches, dont trois ont été réalisées pour le lancement de la première saison par Steinlen, costumier et décorateur d’Ibéria.
Sur cette affiche, Jean Börlin porte le costume pour Nuit de Saint-Jean. C’est un ballet qui a impressionné les français. À tel point que l’on peut en voir un extrait dans l’Inhumaine de Marcel Lherbier. Nous avons aussi un costume des Vierges folles et deux costumes pour Dansgille. Ce sont des pièces rarissimes dont il n’existe pas l’équivalent à Stokholm. On ne sait pas pourquoi ces costumes sont restés à Paris.
Ces affiches ne portent aucune mention typographique. Ce sont des affiches de promo créées pour faire connaître les Ballets Suédois et leurs danseurs. Une entreprise de communication, en quelque sorte.
Mathias Auclair : Ici, on voit une troupe jeune et endimanchée à leur arrivée à Paris. À côté, une photo de l’Opéra de Stokholm montre plusieurs danseurs qui ont été débauchés à cette époque par Jacques Hébertot et Rolf de Maré. Elles dansent pieds nus, en tunique, et l’on peut se demander si cette hybridation de la danse classique est dû à l’influence d’Isadora Duncan qui laissait une empreinte très forte partout où elle passait.
Franck Claustrat : Dès le départ, la danse classique d’élévation n’intéressait pas Börlin, ce qui le captive, c’est un jeu avec la gravitation, mettre en mouvement les corps dans l’espace. C’est pourquoi il s’intéresse au volume des sculptures « nègres » avec ses femmes massives, il s’inspire aussi bien des arts premiers que du cubisme.
Franck Claustrat : Il regarde aussi Mary Wigman, il s’imprègne des Dadaïstes ou d’une statuette siamoise que Maré possédait. Dans Devant la mort il s’inspire du Greco. Il avait cette vision dès les années 1910, mais ne se fait pas connaître avant. Heureusement, car il aurait été concurrencé par Nijinski. Après 1917, Nijinski ne danse plus. Börlin voulait faire de la danse expérimentale et conceptuelle ce qu’il réalise avec Relâche et Cinésketch.
Mathias Auclair : Maison de fous vient de l’amitié entre Nils de Dardel et Rolf de Maré. C’est lui qui a permis à De Maré de constituer sa collection de peintres cubistes. C’est un ballet très expressionniste
Mathias Auclair : Dans les costumes de Fernand Léger, nous avons exposé celui du Fou, rôle tenu par Börlin dans Skating Rink. Malgré son apparence, c’est le costume le plus souple de l’exposition. De Maré et Börlin, avaient une grande admiration pour Charlie Chaplin. D’où ce Skating Rink qui évoque Charlot patineur. Il y avait eu des contacts entre de Maré et Chaplin lors de leur tournée aux États-Unis. En face, nous avons cette céramique tirée à très peu d’exemplaires et des photos de studio qui n’ont pas grand chose à voir avec le ballet. Le musée de Stokholm nous a prêté ces costumes de Skating Rink que l’on voit très peu à Paris et dont l’assymétrisme est en relation avec l’univers de Fernand Léger.
Mathias Auclair : Les Mariés de la Tour Eiffel : voilà une quantité de photos toutes petites ainsi qu’une plus grande qui vient du département Arts du spectacle. L’argument, signé Jean Cocteau, est improbable avec des personnages cocasses , le marin, l’autruche, le photographe, la baigneuse de Trouville, le collectionneur, le chasseur… Tous portent des masques dessinés par Jean Hugo qui d’ailleurs ne leur facilitaient pas la tâche sur scène, les empêchant même de bien entendre la musique…
Mathias Auclair : L’Homme et son désir est un autre ballet important. Il est composé par Paul Claudel pour Nijinski. À l’époque, Claudel est ministre plénipotentiaire à Rio de Janeiro. Finalement, Diaghilev refuse le ballet essentiellement à cause de la musique de Darius Milhaud. Rolf de Maré l’accepte. Ce ballet est extrêmement complexe, inspiré de la forêt amazonienne qu’il représente de façon très conceptualisée avec un décor à gradins, un système de registre avec les heures du jour et de la nuit, des grelots, des sons de la forêt. Les rôles sont personnifiés par les costumes et d’une certaine façon, ça commence à ressembler à du Lifar avant Lifar
Franck Claustrat : Derrière ce ballet il y a une vraie réflexion sur le désir de l’homme et de la femme ainsi qu’une représentation de la nudité. Jean Börlin était recouvert de vaseline et de loin on pouvait penser qu’il était nu. La critique va d’ailleurs s’emparer de cet aspect.
En face, Le Marchand d’oiseau est un ballet conçu par des femmes : Hélène Perdriat (décoratrice) et Germaine Taillefer (compositrice). C’est un ballet féminin dans sa psychologie. On remarque que Jean Börlin a un visage très féminisé dans le tableau. D’un côté donc les aspirations d’un homme qui évoque aussi le Paradis perdu puisque la scénographie se situe en pleine amazonie brésilienne, et de l’autre un tableau dont j’oserais dire qu’il amorce la réflexion sur les études de genre tellement à la mode aujourd’hui. Tandis que l’Homme et son désir se palce dans l’esprit des années 20 qui sont une période d’émancipation des mœurs et sexuelle. En tout cas, la connotation érotique est très évidente dans ces deux ballets.
Mathias Auclair : Nous avons également tout un ensemble sur La Création du monde. Dans ses lettres, Léger dit vouloir faire un ballet « nègre » mais au sens primitif du terme. Nous avons placé quelques masques africains en provenance du Quai Branly pour montrer les correspondances, mais on est presque sûr qu’il a créé les costumes et décors d’après croquis. Les immenses photos de scène montrent à quel point tout est figé. Ce sont vraiment des tableaux vivants. Du coup, l’absence de mouvement est moins gênante que dans d’autres expositions sur la danse ! Par contre, tous les costumes ont disparu, mais ils étaient fabriqués avec beaucoup de carton, donc très fragiles.
Franck Claustrat : Dans La Création du Monde, le point de départ, c’est le tableau de Fernand Léger. Le tableau statique devient vivant grâce au ballet. Les danseurs qui portent les éléments de décor sont voués à transformer le tableau de Léger et c’est ça qui l’intéressait. Amener le spectateur à une vision kaléidoscopique. Il peut voir alors le principe du tableau d’une manière dynamique.
Börlin recherche l’effet du tableau vivant. Ce qui l’intéresse le plus, c’est l’image globale scénique. C’est d’ailleurs un reproche que lui ont fait ses danseuses les plus talentueuses, notamment Carina Ari, qui ont fini par s’enfuir de la compagnie car elles se sentaient davantage des porteuses de costumes qu’autre chose.
Pour autant, chez Börlin, le mouvement n’est pas figé. On pourrait même dire que c’est exactement le contraire. Toute sa vision chorégraphique repose sur le rythme. Toutes les formes du mouvement l’intéressaient. La danse classique, folklorique, moderne, libre jusqu’à la « non-danse ». Relâche, d’une certaine façon, c’est du Jérôme Bel avant la lettre. Il intègre le cinéma entre deux actes pour faire comprendre au public que le mouvement cinématographique est du même ordre que le mouvement chorégraphique. Les images sont accélérées, ralenties, comme la vision du spectateur.
Le point de départ pour Jean Börlin est toujours un tableau, une structure, une poésie ou une poésie du spectacle vivant. Par exemple Cinésketch parodie le cinéma muet par le théâtre. C’est à la fois très simple et compliqué, l’idée étant d’utiliser tous les outils qui incarnent les années 1920 : le rythme, le vitalisme ou la vitalité – ce que Picabia nomme l’instantanéisme – ou vivre l’instant présent. À l’époque d’Internet, ça fait vraiment écho. Ils avaient compris que la modernité allait remplacer Dieu. Le cinéma, les nouvelles technologies permettaient une omniprésence dans l’espace et dans le temps.
Franck Claustrat : Relâche, voit l’arrivée de Picabia. Il y a aussi Marcel Duchamp qui n’apparaît pas directement, mais on sait qu’il s’inspire de La mariée mise à nu par ses célibataires même (Le Grand Verre) comme un hommage. Ce non-ballet de non-danse a donné lieu à des reconstitutions plus ou moins convaincantes. Du coup, on le reçoit encore comme il doit être reçu. Il joue sur des effets plastiques avec ce décor qui éclaire pleine face. Ce sont des déflecteurs avec des ampoules. Quand ça s’allumait, les gens étaient éblouis, d’où la phrase « N’oubliez pas vos lunettes noires ». C’est un mélange de naïveté, de provocation et la recherche d’une certaine modernité.
Franck Claustrat : Cinésketch est un spectacle parfois oublié, totalement exotique, même dans le répertoire très étrange des Ballets Suédois. Cinésketch fonctionne comme une œuvre d’art participative puisque Picabia appelle par téléphone les autres artistes en leur proposant d’intervenir. Ce n’est pas tout à fait un happening parce qu’il y a eu une générale et c’est à cette occasion que Man Ray est présent et chorégraphie le strip-tease de Marcel Duchamp et Bronia Perlmutter, qui, là encore, réalisent un « tableau vivant » inspiré de Cranach. On a du mal à imaginer ce que pouvait donner Cinésketch. C’est le premier happening. On voit Adam et Eve. Mais lui porte une montre de luxe et Eve un beau collier très précieux. C’est une attaque contre les normes bourgeoises Pour le coup, il est difficile de réaliser que ça s’est passé sur la scène du théâtre des Champs-Élysées un soir de Nouvel An 1924.
On est dans la définition de l’œuvre qui va s’imposer au XXe siècle : multimédia, discursive et hybride. La forme de spectacle qui prendra le relais, d’une certaine façon, c’est la revue, et Cinésketch porte le titre de « revue ».
D'une certaine façon, la descendance se fait dans la continuité : Cage et Cunningham se rencontrent pour la première fois lors de la reprise des Mariés de la Tour Eiffel à Seattle en 1939. Leur premier happening date de 1952 à Black Mountain College. Et en 1968, Cunningham s’inspire à son tour de La Mariée mise à nu… de Duchamp pour Walkaround Time. Le lien, c’est Eric Satie. Satie, c’est aussi toute la culture de Montmartre, Le Chat noir, qui mélange le théâtre de Variété, le music-hall. et classiques.
Il existe de nombreuses reprises de ballets des Ballets Suédois de par le monde. Le catalogue de l’exposition en présente un inventaire. Donc on a l’impression que les Ballets Suédois se sont arrêtés en 1925, mais leur postérité est non négligeable.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Lire aussi http://dansercanalhistorique.com/2014/08/11/exposition-les-ballets-suedois-a-lopera-de-paris/
http://dansercanalhistorique.com/2014/08/11/les-ballets-suedois-une-compagnie-davant-garde/
Les Ballets Suédois (1920-1925) une compagnie d’avant-garde
Exposition au Palais Garnier : 11 juin au 28 septembre 2014, Bibliothèque-musée de l’Opéra, tous les jours : 08 92 89 90 90
http://visitepalaisgarnier.fr/fr/les-ballets-suedois-1920-1925
À lire en complément, ou si vous ne pouvez pas voir l’exposition : Les Ballets Suédois. Une compagnie d’avant-garde (1920-1925), dir. Mathias Auclair et Frank Claustrat, Paris, Gourcuff/Gradenigo, 2014, p. 22-37, 13 ill. [Catalogue de l’exposition, Paris, Opéra Garnier, Bibliothèque-musée de l'Opéra, 11 juin - 28 septembre 2014, organisée conjointement par l'Opéra national de Paris et la Bibliothèque nationale de France. Commissariat scientifique : Frank Claustrat, Mathias Auclair et Inès Piovesan].
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