Etats de grâce et d’effroi aux Hivernales : Kelemenis, Mousset, Childs
Simone Mousset veut croiser beauté et horreur, Michel Kelemenis créer du magnifique. Et Ruth Childs explose.
Horreur X beauté
« Ce soir c’était la vraie première. On a donné la pièce une fois, mais c’était un peu chaotique », dit Simone Mousset après la représentation de Empire of a Faun Imaginary aux Hivernales. Le quatuor de la jeune chorégraphe luxembourgeoise – qui travaille en France et à Londres – investit les zones troubles entre humanité et animalité, entre chorégraphie et vocalises ou bien encore entre errance et platitudes, voulant « faire exister l’horreur et la beauté l’une dans l’autre » et créer « une pièce tel un sort magique ».
L’idée n’est pas incongrue en soi, humanité et animalité ayant en effet beaucoup à se dire, ce qui est vrai aussi pour la beauté et l’horreur. Si tout se passe bien, l’alliance des contraires produit un enrichissement mutuel. Mais gare à la monotonie si la rencontre n’a pas lieu ! Chez les méga-faunes de Mousset, les hurlements sonnent creux et la beauté devient un gadget.
On perd des deux côtés quand les quatre énergumènes, probablement Faunes et Nymphes à la fois, tournent en rond dans un rite potentiel qui ne trouve aucun lien avec les sphères mystérieuses qu’on a pris l’habitude d’appeler « sens ». « Quelle magnifique journée » disent-ils à la fin, en se couchant ou en rêvant déjà. « Oui, si parfaite… » On pense donc que tout est ici pris ou à prendre au deuxième degré, jusqu’à ce que Mousset explique qu’elle travaille autour de sa relation à l’incertitude. La faute à l’humanité qui cumule les crises et semble arriver au bout de son potentiel.
Donc on comprend : Si l’humanité en tant qu’espèce échoue à utiliser son potentiel, comment une jeune chorégraphe pourrait-elle y arriver sans glisser sur ses propres incertitudes ? Quand Nijinski créa son Faune originel, il savait où il allait, ce qu’il voulait et de quels horizons il était possible de rêver. Et bien sûr de quelle danse il ne voulait pas. Les créatures d’Empire of a Faun Imaginary tournent en rond parce que dans un monde qui lui semble aller à sa perte, Simone Mousset se perd entre beauté et terreur, ne sachant plus où elle (ne) veut (pas) s’aventurer.
Beauté X Bach-rock
On peut prendre le parti opposé et s’en remettre intégralement à la beauté. Michel Kelemenis a créé Magnifique ! pour renouer avec Bach. Dans sa jeunesse, le Magnificat lui a ouvert les yeux sur la musique, explique-t-il. Aujourd’hui l’œuvre de Bach lui permet de renouer avec « un souffle de joie intense », telle une rédemption après deux années de pandémie qui ont ébranlé nos habitudes et nos certitudes. Bach, lui, avait au moins une certitude, celle du sacré et des lumières célestes.
On comprend pourquoi Kelemenis fait aujourd’hui appel au Magnificat : « Le besoin de clarté connaît une intensité particulière dans les temps d’incertitude », dit-il et avance sa certitude : Les danseurs sont magnifiques ! « Aussi, aujourd’hui, l’œuvre de l’illumination résonne avec l’envie d’un geste libre et allégé de propos, reconnaissant aux interprètes de la danse leur statut d’instruments d’exception. » Et il invente le danseur-orchestre, celui qui incarne tous les instruments et sait jouer de son corps dans tous les styles.
Aussi Magnifiques devient un grand mélange de genres, un scénario musical où se rencontrent Bach et le rock (écrit par Angelos Liaros Copola) et une grande chevauchée de l’histoire de la danse, du cercle traditionnel à Béjart, du popping au show télévisé, du clubbing à la constitution de bas-reliefs vivants. Au-dessus de tout trônent les certitudes de Bach alors qu’au sol les corps sont traversés d’incertitudes. Quelle danse est vraiment la leur ? Pourquoi autant d’excursions de genre qui éloignent la danse de Bach et des danseurs ? Pourquoi un tel actionnisme cinétique qui le plus souvent nie toute différence entre Bach et le rock et ne fonctionne ni avec l’un ni avec l’autre ? C’est d’autant plus incompréhensible que des moments de vérité des corps et des sentiments se déclarent de temps à autre.
Non, tous les danseurs ne sont pas magnifiques dans tous les registres et pour leur rendre hommage, mieux vaut d’abord écouter leurs corps, les mettre en confiance et leur permettre de danser avec certitude, sans quoi l’idée de les présenter en virtuoses d’un geste libre célébrant la beauté de la danse se démentit en temps direct. La virtuosité ne se mesure pas en fonction du nombre de styles abordés.
e-X-plosion
Avec Ruth Childs, aucune incertitude. A priori. Sur la balance entre beauté et horreur, son solo Blast ! penche on-ne-peut plus clairement en direction de l’effroi. Avec son cri muet qui déchirerait le plus épais des brouillards sonores, avec son agonie qui renvoie aux pires souffrances à endurer en rendant l’âme, avec des textes qui évoquent la guerre et peut-être le viol ou bien en se glissant dans le rôle d’une divinité guerrière qui répand la terreur, cette femme au corps fragile intrigue de bout en bout – jusqu’à mettre le spectateur dans une position de voyeur. Pas de malaise cependant, mais de l’admiration. On peut donc être voyeur sans voyeurisme ?
La nièce de la grande Lucinda Childs n’a pas non plus de certitude ultime quant à Blast ! – en français : « explosion » – qui pourrait selon elle « être une étude, une fresque ou une réappropriation de corps, avec un focus sur les corps douloureux, souffrants, débordants, étranges, violents ». Et la violence dont Childs veut parler est « celle de notre imaginaire, de nos cauchemars ». Aucune ambition donc de solliciter la beauté et c’est justement pourquoi les explosions de Blast ! impressionnent autant. Mais ce solo explosif est aussi un réservoir de résilience, par la force mentale et physique de son interprète comme par son apparente victoire : « J’arrive sur le champ de bataille, je tremble, je me dégage / … / j’avale l’heure qui nous sépare. » Une heure plus qu’intense.
Thomas Hahn
Spectacles vus les 15 et 16 février 2023 dans le cadre de la 45e édition des Hivernales
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