« Until the Lions » opéra de Thierry Pécou et Shobana Jeyasingh
Une création mondiale à l’Opéra national du Rhin, dans le cadre des 50 ans de l’Opéra sur un livret de la romancière Karthika Naïr.
La création d'Until the Lions, troisième ouvrage lyrique du compositeur Thierry Pécou, était très attendue. Cet opéra porte encore la marque de la regrettée Eva Kleinitz (disparue en 2019) qui, directrice de l'opéra du Rhin, avait souhaité une version lyrique de l'ouvrage de Karthika Naïr déjà abordé par la danse. Le résultat butte sur le parti pris…
A l'origine, Karthika Naïr proche de Sidi Larbi Cherkaoui est l'auteur d'un roman titré Until the Lions. Elle y revalorise le rôle des femmes occultées dans cette œuvre majeure et énorme. En 2016 Akram Khan, avec l'aide de l'autrice, tire une pièce chorégraphique du roman. L'œuvre, déjà baptisée du titre de l'ouvrage, s'attache à ce même épisode du Mahabharata, manière de préquel de la grande épopée sanskrite, non pas développée comme avait pu le faire Peter Brook en 1985, mais comme condensée dans cet épisode original. Cela se déroulait sur un plateau rond, épuré, entouré de quelques musiciens, pour trois danseurs et sans les mots dont Eva Kleinitz regretta l'absence ; elle avait donc suscité cette nouvelle approche lyrique.
Formellement, cet « opéra » tient donc du récit avec danse et musique et le résultat évoque un peu le Saint-Sébastien de Debussy, plutôt dans la version de la Scala par Béjart (1986) que l'original chorégraphié par Fokine en 1911 pour Ida Rubinstein. Avec un peu du Jeanne au bûcher d'Honneger pour la dimension violente. Le texte, en anglais, tend vers une poésie hiératique un peu grandiloquente. La partition de Pécou, malgré un effectif réduit, très modale, jouant du gamelan et du rythme, revient par séquences cycliques d'une richesse de couleurs remarquable : moins support des voix que soutien de l'action, elle développe plusieurs grandes plages où la puissance dramatique de l'ouvrage trouve tout sa force.
Pour autant, la trame narrative reste essentielle. Elle conte le ressentiment de Satyavati et la colère d'Amba. Cela commence en un long prologue qui annonce la guerre puis dans l'acte un, la reine Satyavati, envoie son fils d'un premier lit, Bhishma, héros invincible mais chaste par vœu, enlever les trois filles du roi de Kashi pour le punir d'avoir repoussé son second fils Vichitravirya. Bhishma vainc et ramène les trois sœurs Amba, Ambika et Ambalika. A l'acte deux, Amba refuse d'épouser Vichitravirya quand ses deux sœurs s'y résolvent d'assez bonne grâce. Fort caractère, elle obtient de retrouver son promis Salva, mais celui-ci la rejette parce qu'elle est supposée souillée puisque raptée. Mortifiée, elle en revient vers Bhishma, exigeant que celui qui l'a enlevé l'épouse pour qu'elle puisse retrouver son honneur. Le troisième acte voit Amba, face au refus de Bhishma, se transformer en bloc de ressentiment jusqu'à, devenu homme, tuer son ravisseur rétif.
Galerie photo © Klara Beck
Ainsi, conformément au projet de Karthika Naïr, cette « version » d'Until the Lions tourne autour de la personnalité d'Amba. Enlevée comme une Sabine, s'insurgeant contre son rapt, obtenant par sa force mentale le respect de son inclination sentimentale au nom des valeur supérieures du monde qu'il ne faut pas perturber. Repoussée par son promis puis par son vainqueur, elle en devient une manière de Penthésilée, puis se change en Walkyrie tendance suicidaire, traversant toutes les étapes de l'affront et de la mortification… Rôle intense s'il en fut et pourtant, il laisse un peu extérieur. Noa Frenkel à laquelle échoit cette mission finit par trouver la puissance et l'intensité vocale nécessaires mais n'accède jamais à la sensualité que supposent en particulier les deux premiers actes. .
La définition ne relève pas toujours de l'obsession névropathe de taxonomiste complexé, elle aide aussi à y voir clair. En termes plus crus, si ce Until the Lions laisse une impression un peu mitigée, cela tient en bonne partie à ce que la question de ce qu'est cet ouvrage, a été, sinon mal posée, du moins pas poussée jusqu'en ses conséquences. « Ce serait un opéra dansé » écrit Karthika Naïr dans le programme (p. 42)… On ne demande qu'à la suivre sur ce terrain, mais donc : dansé et chanté.
La question n'est pas du tout d'avoir confié l'œuvre à une chorégraphe. La genèse de l'ouvrage explique, on l'a vu, que la musique prenne ses aises et Shobana Jeyasingh, chorégraphe et metteuse en scène (le problème est aussi dans ce quasi oxymore), n'invente guère mais ne démérite pas. Marc Clemeur l'un des prédécesseurs d'Eva Kleinitz, expliquait « je suis tout à fait partisan de confier une mise en scène d’opéra à un chorégraphe, mais il ne faut pas être systématique. Tout dépend de l’ouvrage. C’est vrai que dès qu’il y a un grand volume de musique purement instrumentale et pas de parole, les metteurs en scène sont moins à l’aise ». Le cas présent répond à ce principe.
Mais il faut les interprètes ad hoc. Or, Noa Frenkel qui tient le rôle d'Amba est aussi peu à l'aise avec sa gestuelle que la Mère supérieure d'un couvent dans un stage de burlesque. Pour être juste, Cody Quattlebaum, son partenaire (Bhishma), n'a guère moins d'embarras, mais son jeu n'impose pas autant d'efforts que celui d'Amba et la faiblesse de la gestuelle gêne plus chez elle que chez lui. Or, quatre chanteurs, une comédienne (plus deux rôles enregistrés), cela fait peu de corps présents au plateau pour compenser les lacunes, surtout si la moitié de la distribution « bouge faux » comme on dit de jouer faux…Les suivantes (Mirella Hagen et Anaïs Yvoz) se montrent beaucoup plus à l'aise sur ce plan, très constantes vocalement, de belles présences, mais elles sont aussi beaucoup moins exposées… Quant à la Reine Satyavati, tenue par Fiona Tong, quoique rôle parlé et très hiératique, elle porte une chair et une présence musicale saisissante.
Un grand directeur d'opéra disait que l'on ne monte un ouvrage qu'une fois que l'on dispose de la chanteuse du rôle principal. Ici, le parti pris d'opéra dansé suppose que l'interprète principale doit être aussi convaincante par sa voix que par son geste. pour la danse de Salomé dans l'opéra de Strauss, le recours à une doublure dansante de la chanteuse est possible, ici, il faut une danseuse-chanteuse. Reste alors à trouver les interprètes pour tenter l'expérience et ce n'était pas le cas et l'on se prend à penser que faire d'une pièce chorégraphique qui fonctionnait fort bien un opéra mis en scène par un chorégraphe, constituait un détour superflu. La remarquable musique de Thierry Pécou peut constituer l'armature d'un ballet très convaincant : les danseurs de la compagnie sont parfaits, les chanteurs en fosse auraient été plus sereins et l'intention plus juste.
Philippe Verrièle
Vu le 25 septembre à l'Opéra National du Rhin, à Strasbourg.
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