Entretien Anita Mathieu
La directrice des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis reporte une partie de son festival cet automne et nous parle du monde culturel post-pandémie.
DCH : Les Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis auraient dû se tenir en ce moment. Comment vivez-vous cette annulation ?
Anita Mathieu : Il a été extrêmement douloureux de tout annuler alors que tout était prêt, les brochures chez l’imprimeur en Normandie, la planification en place, les équipes techniques mobilisées, toute l’organisation calée. Je le ressens comme un manque énorme, presque une sorte de sacrifice, certes utile pour des raisons prioritaires et sanitaires. Mais quand on voit les déclarations de certains sur la réouverture des théâtres en juin, j’avoue avoir une certaine perplexité face à toute cette opération assez brutale.
DCH : Certes, certains parlent de réouverture des théâtres… mais dans quelles conditions ?
Anita Mathieu : Absolument, nous allons devoir faire face à un certain nombre de contraintes, quant à l’accueil du public, la distanciation sociale, la scénographie des entrées et des sorties, les matériaux à utiliser, bref, un certain nombre de règles à respecter, pour l’instant applicables, qui ne le seront peut-être pas mi-septembre. Nous sommes dans l’inconnu. Nous pouvons toujours imaginer un plan A, B, C ou D. Mais dans trois mois, quelles nouvelles réalités vont s’imposer ? Même en gardant l’espoir que les choses s’améliorent. À ce jour, j’ai reporté neuf spectacles, peut-être dix ou onze, mais je m’aperçois qu’un certain nombre de directeurs de théâtres ont des positions différentes. Tout dépend s’il s’agit d’un théâtre municipal, d’une scène nationale, de réserves de la direction technique, de craintes, chaque lieu à sa spécificité…
DCH : Chacun des lieux a également une jauge différente...
Anita Mathieu :C’est sûr. Avec 300, 350 places on ne connaît pas la jauge finale. S’il faut la diviser par deux… En même temps, nous serons obligés d’appliquer le strict respect des règles sanitaires. Sur un plan budgétaire nous n’allons pas nous soucier de la vente d’une centaine de billets en plus ou en moins. Parce que je pense qu’il faut réouvrir très vite les portes des théâtres aux artistes. C’est aussi un besoin pour le public de ne pas être totalement coupé de ce lien aux œuvres.
DCH : Comment avez-vous déterminé quels spectacles vous alliez reporter en automne ?
Anita Mathieu : Ma position a été de favoriser les coproductions déjà avancées et les créations. Par exemple, la création de Julie Nioche, que je coproduisais avait déjà eu lieu la Roche-sur-Yon. Son passage aux Rencontres Chorégraphiques restait très important puisque c’était sa première en Ile de France, indispensable à une future diffusion. Reste la question de comment la montrer. Sa pièce Vague Intérieur Vague interrogeant les sensations fortes, la proximité avec le public soulève des problèmes. Les gestes d’aujourd’hui vont-ils être entravés par rapport aux gestes créés initialement ? Comment faire pour que l’expérience du sensible ne reste pas sous contrainte et sous confinement ? Les pièces créées avec une certaine liberté initiale, pourront-elles être relancées dans plusieurs mois ? Cela va-t-il nécessiter des réécritures ? Et ce qui m’importait c’était que Maxence Rey, Pol Pi, Marco d’Agostin, Smaïl Kanouté soient reportés à l’automne, sinon, c’était pour eux le risque de perdre une saison dans une perspective de visibilité des pièces.
DCH : Comment s’organisent les reports ?
Anita Mathieu : Les Rencontres Chorégraphiques de Seine-Saint-Denis débuteront les 13, 14 octobre, avec la création de Julie Nioche, Vague Intérieur Vague sur le grand plateau du Nouveau Théâtre de Montreuil. Elle sera suivie le 16 octobre par Ida don’t cry me love de Lara Barsaq à Montreuil autour du personnage d’Ida Rubinstein, grande figure féminine des Ballets russes, provocante et sulfureuse qui, par sa représentation, est entrée dans l’histoire de la danse et du féminisme.
Le 5 novembre, Smaïl Kanouté sera au Théâtre municipal Berthelot. NEVER TWENTY-ONE est vraiment une pièce importante pour lui. Il travaille pour la première fois avec trois interprètes. Et a conçu sa pièce en écho au hashtag # never 21, conçu par le mouvement BLACK LIVES MATTERS pour dénoncer les morts violentes de jeunes noirs avant 21 ans, et le fait qu’une vie noire vaut moins qu’une vie blanche. Il souhaitait parler de la réalité africaine américaine et de la violence sociale. L’actualité récente à Minneapolis, vient corroborer de façon bouleversante son propos ! Les 6 et 7 novembre à La Commune à Aubervilliers, Maxence Rey créera Passionément. Les 13 et 14 novembre à L’Embarcadère Meytal Blanaru présentera Rain, son solo de 30 minutes, et Marco d’Agostin dont j’ai produit la pièce donnera Best Regards, un hommage à Nigel Charnock. En novembre également, on pourra découvrir Cassiel Gaube et Benjamin Kahn, deux chorégraphes belges. Cassiel livre avec Farmer Train Swirl – Étude, une étude kinesthésique et subjective du champ de la house dance. Benjamin a une interprète extraordinaire qui s’appelle Cherysh Menzo, et Sorry, But I Feel Slightly Disidentified... est aussi un travail très performatif, autour de la révolte des corps, de l’exotisme, de l’érotisme et de tous les clichés de race de la femme noire, et tous les deux seront réunis dans la Nef de la dynamo. Les 9 et 10 décembre, Pol Pi fera sa création Daté-es, un trio avec Jean-Christophe Paré, et une jeune hip-hopeuse de Pantin, Solen Athanassopoulos.
DCH : Quels sont ceux qui n’ont pu être repris ?
Anita Mathieu : Tous les théâtres qui ont dû annuler en mars sont en train de reporter et j’ai du mal à trouver des places. C’est déjà une chance d’avoir réussi à reporter neuf spectacles. Et deux en attente. Mais il était prévu 39 représentations pour 25 spectacles. La création de Daina Aishbee, Montréalaise, qui devait avoir lieu au FTA a été annulée comme le festival. De plus, avec la quarantaine imposée au Canada, les déplacements et les répétitions de cinq femmes transitant dans le monde entier, la pièce ne pouvait pas se faire. Elle est donc reportée l’an prochain, au Canada comme pour nous.
Qudus Onikeku était sur le gros projet du Défilé et avait une création à la Biennale de Lyon reportée en 2021. Par ailleurs, il devait se produire à la MC 93 qui n’a pas forcément souhaité reprendre les projets qui ont été annulés cette année. Nelisiwe Xaba avait son projet avec Marie-Caroline Hominal, mais le gros problème c’est la pandémie très aigüe actuellement en Afrique du Sud. Elle devait avoir des dates à Munich et en Espagne, tout ça reste très incertain. Donc il était plus prudent de reporter également. L’interruption brutale concerne aussi des interprètes qui ne pouvaient plus se retrouver… Je ne pourrai pas reprendre la création de Jan Martens interrogeant le genre, avec treize jeunes filles, puisque entretemps le groupe va se dissoudre, elles vont partir étudier à l’Etranger… Youness Aboulakoul a préféré ne pas venir à l’automne, il est calé l’année prochaine, comme Chiara Bersani. Peut-être arriverai-je à conserver pour l’automne la pièce d’Ulla Sickle si je récupère la chaufferie… Toutes ces pièces sont reliées à l’état du monde.
DCH : Justement, selon vous, quel impact va avoir cette pandémie sur les œuvres en train de se créer ?
Anita Mathieu : Comment réinventer, fabriquer l’œuvre ? Avec quelles contraintes ? On sait que pour la danse l’échange essentiel porte une question sur le corps qui exprime aussi la liberté. Quel rapport au public, quelles expériences, physiques, mentales, particulières cet événement va-t-il générer ? Quelles libertés ont été effacées dans le poids de la pandémie ?
Personnellement, Je trouve que c’est un séisme total pour les corps, comme pour le SIDA en son temps. Dans le domaine de la danse et même au delà. Maintenant, il va falloir arriver à recréer des échanges, sortir du repli, à titre personnel et collectif. Réinventer d’autres spécificités dans nos pratiques artistiques, dans l’espace social, c’est un autre temps dans lequel il faut se projeter. Il va falloir réactiver les questions du désir, de l’imaginaire, présentes dans les œuvres. Sans parler de la distanciation sociale. Les chorégraphes ne vont pas se mettre à créer des pièces où chacun se tient à un mètre des autres. Je ne sais pas comment les pièces existantes peuvent être repensées, reconstruites… Le futur est si incertain.
Comment accompagner nos modes de travail, nos pratiques ? Cette situation a été un effondrement pour les artistes et les équipes. Quelles nouvelles expériences allons-nous pouvoir proposer au public ? Il faut tout rebâtir. Ce n’est pas facile.
DCH : Faut-il, comme il semble être dit, ici ou là, repenser les modes de production ? La façon d’accompagner les artistes ? Une forme de frénésie de la diffusion ?
Anita Mathieu : Cet impératif de création absolutiste chaque année est à repenser. Ce qui est intéressant dans cet événement, c’est peut-être le rapport au temps. Peut-être faudra-t-il mettre un terme à cette superproductivité artistique qui pousse à multiplier les créations. Pour moi c’est une première urgence : Explorer une autre temporalité dans la production des œuvres, dans la diffusion de celles-ci, enlever des cadres qui ont enfermé toutes ces économies. Les artistes n’ont cessé de revendiquer leur besoin de temps. Or, les pressions de subventions attribuées chaque année à la création sont un vrai rouleau compresseur. Il faut laisser le temps au temps pour les œuvres, afin de circuler, de trouver un public, dans différents contextes territoriaux, c’est important. Car les celles-ci doivent s’ancrer dans la durée. Dernièrement, cette boulimie de productions, cette exigence ont épuisé les artistes, les ont mis en danger, les ont exposé à de la précarité, il y a tout un schéma nouveau que le ministère et ceux qui attribuent les subventions doivent réexaminer Et les programmateurs bien sûr.
DCH : Quelles sont donc les perspectives pour la prochaine saison ?
Anita Mathieu : Il me semble important de vite reprendre rendez-vous. Ce sont des expériences essentielles. La place de l’art est essentielle, elle a des valeurs dans la cité, c’est prioritaire, selon moi. C’est pourquoi il est capital que nous ayons le soutien des collectivités territoriales et du ministère dans les années à venir.
L’ancrage sur le territoire est un axe très important de notre activité et dans le contexte de la Seine-Saint-Denis, un département très fragile, il nous faudra trouver d’autres modes de créativité, notamment avec les partenaires de l’ Éducation nationale – ce qui n’est pas évident, et avec les habitants.
Je crois qu’il est nécessaire de mutualiser nos réflexions. Sans aucun doute, nous devons garantir la diffusion internationale, mais il y a peut-être un autre axe à inventer avec les artistes, et une nouvelle économie des pratiques artistiques à trouver.
Propos recueillis par Agnès Izrine
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