« Arika », un duo nippon entre danse et rap
Yasutake Shimaji, ancien interprète de la compagnie japonaise Noism et pilier de la Forsythe Company, présente à la Maison de la Culture du Japon à Paris Arika, un duo avec le rappeur et poète japonais Roy Tamaki, où le geste et la parole entrent en dialogue et créent des échanges fructueux. Une première française qui est le fruit d’échanges entre l’Europe et le Japon, la tradition et l’art de la scène actuelle. Interview.
Danser Canal Historique : Le rap et la danse contemporaine ne se fréquentent pas beaucoup. Pourquoi cette collaboration ?
Yasutake Shimaji : Roy Tamaki est un rappeur très différent des autres. Il n’arrive pas à vivre cloisonné dans son propre domaine, un peu comme moi. Il collabore avec d’autres milieux visuels, et je trouve qu’il va en ce moment vers la poésie contemporaine. Sa façon d’improviser avec ses mots ressemble à la danse que je pratique: je décline un mouvement et le développe. J’étais aussi intrigué par sa gestuelle. Son corps n’a pas été entraîné mais il nous surprend par son originalité. En même temps, ses mouvements ont une musicalité très forte.
DCH : Le mot « Arika » signifie « l’Endroit où il existe ». Pourquoi ce titre ?
Yasutake Shimaji : Je voulais réfléchir sur les origines, sur ce qui revient, l’histoire qui se répète. Le rap répète des mots et des sonorités pour créer le rythme. La répétition des gestes devient également chorégraphie puisque Roy a une gestuelle particulière qui est proche de la danse. J’ai donc chorégraphié ses mouvements. Et inversement, il y a des moments où j’improvise en rap.
DCH : Vous avez conçu un dispositif scénique particulier, une passerelle qui lie deux îlots. Qu’est-ce qui vous a inspiré pour concevoir cette forme qui contient aussi une référence à la passerelle de la scène Nô ?
Yasutake Shimaji : D’abord, j’avais en moi une question. Pourquoi l’humain a envie de se déplacer ? A la quête de quelque chose qu’on n’a pas encore ? J’ai voulu avoir deux territoires pour mettre en lumière un déplacement. L’homme a envie d’aller là-bas mais a aussi envie de garder son territoire ici. Mon îlot représente le passé, celui de Roy l’avenir et la civilisation.
DCH : Depuis quand dansez-vous et comment avez-vous découvert la danse ?
Yasutake Shimaji : A l’âge de 14 ans je vivais à Saitama, à côté de Tokyo. J’y ai découvert la street dance, plus précisément le body wave. On dansait dans la cuisine de l’école pendant les pauses et après les cours. Il nous arrivait d’être invités aux spectacles du club de danse constitué uniquement de danseuses, ou de montrer nos danses lors des cours de musique. Les collégiens n’étaient pas nombreux à pratiquer la street dance autour de nous mais on sentait un engouement général de cette danse au Japon. En passant par le break et le new jack swing, je suis allé vers la house et dansais des pas plus complexes. Parallèlement à la danse, j’ai aimé ce qui été lié au hip hop: la mode et la black music comme Naughty by Nature ou Black Sheep. Au lycée, je pratiquais aussi le karaté et participais aux tournois. Et dans ce club, je montrais à mes camarades des phrases gestuelles, des katas, que j’inventais. J’imaginais un adversaire invisible et l’esquivais. Maintenant que j’y pense, c’était un peu de la danse aussi.
DCH : Comment ont réagi vos parents quand vous avez commencé à pratiquer la danse hip hop et à écouter la musique hip hop ?
Yasutake Shimaji : Ils réagissaient en grimaçant, d’autant plus que j’enregistrais de la black music sur des cassettes et tentais de les écouter dans la voiture lors de nos déplacements. Je me rappelle qu’ils acceptaient de m’acheter des baskets et des vêtements larges quand ce n’était pas trop excessif. Par contre, mon parka vert a été immédiatement jeté. Ce que je retiens aujourd’hui, c’est qu’ils étaient plutôt positifs à ce que j’aie quelque chose qui me passionne.
DCH : Vous êtes, avec Yoko Ando, l’un des deux danseurs japonais que nous connaissons de la Forsythe Company. Comment vous êtes-vous formé en danse contemporaine ?
Yasutake Shimaji : Je m’intéressais à la danse, mais pour passer l’audition du département de danse, il fallait avoir une formation plus classique, pas celle de la street dance. Pour m’incruster quand même aux cours du département de danse, je me suis inscrit au département théâtral de la faculté de l’Art de l’Université de Nihon puisque le département théâtre était plus ouvert et l’audition plus simple à passer. J’y ai suivi des cours de danse moderne. J’ai même créé une pièce comme si je faisais partie de ce département. Et après la faculté, j’ai rencontré la danse contemporaine où je me suis senti très à l’aise.
DCH : Vous avez été l’un des danseurs lors de la création de la compagnie Noism, l’une des grandes références de la danse contemporaine au Japon, fondée par Jo Kanamori.
Yasutake Shimaji : Il était interprète au Netherlands Dance Theater et rentrait tout juste au Japon après avoir tourné dans le monde entier avec le NDT. J’ai suivi son workshop et j’ai été complètement fasciné par la virtuosité de ses mouvements, de la beauté des lignes que dessinent les corps. J’ai dansé pour Noism pendant deux ans, à partir de la création de la compagnie.
DCH : C’est dans la compagnie de William Forsythe que vous avez passé le plus grand nombre d’années, de 2006 à 2015. Comment s’est fait la rencontre avec lui ?
Yasutake Shimaji : J’ai vu une vidéo quand j’étais étudiant. Bill dansait sur une musique hip hop. Je ne sais pas si c’était improvisé... C’était une vraie claque. C’est à ce moment que j’ai été attiré vers la danse contemporaine en Europe. Lors d’une tournée en Allemagne avec le Ballet des Etoiles du Japon, où je dansais de la danse contemporaine parmi des danseurs classiques, j’ai eu l’occasion de visiter le studio du Ballet de Francfort. C’était un univers totalement inconnu pour moi. En assistant à leur répétition, j’avais l’impression qu’ils plaisantait entre eux ou étaient en train de jouer. Cette nouvelle approche m’a donné envie de danser en Europe. J’ai passé l’audition de The Forsythe Company et j’ai été accepté.
DCH : Comment avez-vous vu l’Europe et surtout l’Allemagne quand vous avez travaillé avec Forsythe ? Qu’avez-vous observé et ressenti ?
Yasutake Shimaji : J’ai senti que les gens vivaient pleinement leur vie, incluant leur quotidien. J’ai trouvé beaucoup de maturité dans leur indépendance. J’ai découvert une culture où il fallait affirmer et s’exprimer. Je me suis senti petit à vouloir être modeste. Lors des répétitions à The Forsythe Company, on appréciait ce que je n’avais jamais montré en public, ce que je croyais devoir éviter de montrer. C’était une agréable surprise.
DCH : Votre lien avec William Forsythe ne s’est pas rompu. Vous avez d’ailleurs participé en 2019 à la tournée de sa compagnie. Qu’est-ce qu’il a laissé en vous ?
Yasutake Shimaji : C’est le plaisir de la recherche et de chercher des solutions. Bill a l’air d’autant plus heureux qu’il rencontre des obstacles et des difficultés. Il apprécie également des danses dont on ne sait pas à quel endroit on va atterrir. C’est pourquoi il change parfois de tableau juste avant le lever de rideau. Il ne veut pas fixer ses idées. Même quand il chorégraphie, il nous dit: Dansez une chorégraphie comme si c’était une impro, et improvisez comme si c’était une chorégraphie écrite. Je crois que ce principe est resté ancré en moi.
DCH : Quel est votre rapport aux arts traditionnels japonais comme Nô, Kabuki, Bunraku ou Kyogen ?
Yasutake Shimaji : Mes grand parents étaient maître de shigin, l’art traditionnel de la poésie chantée. Cette technique vocale particulière a bercé mon enfance. A la faculté, j’ai suivi des cours de Kabuki et de Kyogen (farce traditionnelle). Je ne sentais aucune barrière à émettre la voix et de bouger dans un style traditionnel et je prenais plaisir à le faire. Je pense que c’est grâce au fait d’avoir entendu le shigin dans mon enfance et d’avoir pratiqué le karaté au lycée. Quand j’ai su que j’étais retenu pour The Forsythe Company, j’ai pris quelques mois de cours de nô auprès du maître Reijiro Tsumura de la célèbre école Kanzé, avant de m’installer à Francfort. Pour danser à l’étranger, je voulais assimiler une technique que personne ne saurait imiter. C’était en l’occurrence les mouvements minimaux du théâtre Nô.
Propos recueillis par Aya Soejima (Maison de la Culture du Japon à Paris) et Thomas Hahn.
Traduction : Aya Soejima.
Arika est présenté les 13 et 14 mars 2020 à la Maison de la Culture du Japon à Paris
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