« Concrete » de Maud Le Pladec
On ne sort pas indemne de l'écoute de Trance, pièce signée par le compositeur new-yorkais Michaël Gordon en 1995. Du minimalisme, elle conserve des répétitivités, de sons plutôt secs, livrés en boucles spiralées. Mais elle convoque encore des motifs populaires. Enfin, elle ne recule jamais devant les ruptures franches et les juxtapositions heurtées. Peu à peu, une masse s'ordonne ainsi dans le tumulte. Cela va dans le sens d'une montée irrépressible, qui culmine avec frénésie communicative, bien évoquée par ce titre : Trance, comme déjà mentionné. En définitive, ce "post-minimalisme" paraît surtout endiablé.
La chorégraphe Maud Le Pladec est très cohérente dans le choix de cette pièce musicale pour composer sa dernière pièce, Concrete (un mot qui, en anglais, signifie "béton"). Elle a déjà travaillé, précédemment, sur des pièces de David Lang et de Julia Wolfe, qui sont, au côté de Michaël Gordon, les deux autres membres du Bang on a Can all stars. Ce collectif new-yorkais de musique contemporaine existe depuis la fin des années 80.
Mais la cohérence est plus profonde. Elle touche à l'inlassable travail engagé par Maud Le Pladec depuis une demi-décennie, qui remet sur l'ouvrage l'inépuisable dispositif de la relation musique-danse. On a toujours apprécié sa recherche d'une sorte de matérialité commune entre les substances des sons et des corps. Entre elles, elle tisse une relation de proximité fidèle, qui n'a rien de « cunninghamien ». Mais cette relation est extrêmement mobile, croisée. Elle dégage un champ de forces qui dépasse la territorialité assignatoire de chacun des deux champs disciplinaires (musique et danse).
Parfois, on avait fini par trouver une tonalité un peu trop studieuse à cette entreprise. Nul doute que la rencontre des danseurs de Concrete avec les musiciens de Trance aura été l'occasion d'un grand dépassement. Réjouissant. Au nombre de neuf, ces musiciens sont ceux de l'ensemble Ictus, rompus au dialogue avec les arts scéniques, par exemple au côté d'Anne Teresa De Keersmaeker ; sinon, tout récemment dans l'opéra-comédie rock Meyoucycle de l'intrépide Eleanor Bauer.
Curieusement, au début de Concrete, ces musiciens sont exposés en ligne frontale, les uns à côté des autres, de bord à bord du plateau, sur un niveau surélevé. C'en est presque intimidant. Les danseurs et danseuses, qui eux ne sont que cinq, sont disposés de la même manière, à l'avant des musiciens. Mais eux ne sont pas surélevés. De prime abord, cette disposition paraît bien "classique". Et on se prend à craindre quelque rapport de force entre les deux groupes d'artistes, chacun dans son registre.
On ne perd rien pour attendre. Car la vague du son et la vague du mouvement dansé ne vont cesser de se submerger joyeusement l'une l'autre, comme au bord d'une plage, où les spectateurs seront gagnés par de tenaces embruns. De surcroît, il y a un effet ressac, animé de moults remous et tourbillons. Comme empreints d'une énergie de la possession, les danseurs ne vont cesser de s'insinuer dans le rang ordonné des musiciens. Passer derrière. Les frôler. Les toucher. Les encercler tels des indiens galopant autour d'un bivouac.
Des neuf instruments, pas moins de cinq sont des flûtes et des clarinettes, toutes de souffles portés à l'incandescence, comme debout, par des musiciens redressés dans l'action. Une forte sensation d'ensemble émane des danseurs. Mais cela n'est jamais au prix de l'unisson. Chacun paraît se connecter tour à tour, qui sur une ligne mélodique passagère, qui sur une inflexion rythmique, qui sur une qualité de timbre. C'est tout en suspensions, reprises ou secousses, en échappées ou cavalcades.
Galerie photo © Konstantin Lipatov
L'oeil du spectateur s'y écorche, jamais stabilisé, circulant dans autant de prélèvements, brèves courses, focalisations densifiées. Tout cela est fouetté par une orchestration lumineuse qui touche aussi côté gradins. Signée par Sylvie Mélis, cette composition joue un rôle aussi intense que les sons et mouvements par ailleurs. Il y a immersion générale dans une dynamique de porosité et d'élasticité. Cette méta-forme laissera frustré le spectateur attaché à l'idée qu'une chorégraphie tient avant toute chose d'une coordination aboutie de pas lisibles clairement ordonnés.
Concrete travaille sur de l'entremêlement de forces, de l'effilochage de lignes, du pressurage gesticulatoire ; travaille énormément, dans une expérience éprouvée. Concrete provoque un transport dans l'étourdissement – savant en fait – d'un formidable rituel contemporain. Vanné, réjoui de jubiler, on n'en sort, décidément, pas indemne.
Gérard Mayen
Spectacle vu le mardi 14 juin, au Théâtre de l'Aquarium (Cartoucherie de Vincennes), dans le cadre d'une soirée Adami, programmée par le festival June Events de l'Atelier de Paris Carolyn Carlson.
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