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« Nos désirs font désordre » de la compagnie Sine Qua Non Art

Pour légèrement scabreux, de par sa référence explicite au shibari, et pour un brin transgressif eu égard à la semi-nudité des interprètes et au propos revendiqué, Nos désirs font désordre, pièce de la compagnie Sine Qua Non Art qu'animent Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours, n'en est pas moins une pièce assez peu érotique, voire, dans sa résolution, légèrement conventionnelle. Ce qui n’empêche pas la qualité, mais devrait rassurer les ligues de vertu… 

S'il est bien montré tout au long de Nos Désirs font désordre une part de l'apparat de l'art érotique des liens, la pièce, dérivant du solo Desire's Serie #1qu'interprétait le seul Christophe Béranger (lequel n'est pas au plateau cette fois), évite soigneusement d'évoquer la part sexuelle de cette pratique consistant à ligoter le partenaire de jeu jusqu'à complète satisfaction, et semble même dévaloriser le plaisir qu'affirment en tirer les adeptes. Elle chemine juste en-deçà de l'excès, avec plutôt de bonnes intentions, mais très décemment. Ce qui ne veut pas dire sans investissement personnel. 

Ainsi, quand le public entre, les onze interprètes occupent déjà le plateau depuis près de deux heures, comme si la représentation ne faisait que poursuivre le rituel qu'ils suivent, s'attachant les uns les autres selon les préceptes et indications laissés par Fabio Da Motta. Ce plasticien brésilien qui mêle shibari et art floral, pour cause de restrictions de voyage, ne peut pas participer au spectacle. Il a donc transmis aux danseurs et à Dorothée Sullam, l'artiste fleuriste présente au plateau, l'art complexe du kinbaku (autre façon de désigner ces pratiques)…

Mais cela reste finalement chaste en évitant de trop s'arrêter aux organes sexuels, précaution qui pour respecter les préceptes du spectacle vivant contrevient cependant à la raison même qui fit la notoriété de cet art martial japonais au tournant des années 1950 aux États-Unis et qui, sans ce dévoiement, serait resté une vague technique destinée à attacher et punir un adversaire ou un condamné. Certes quelques estampes avaient déjà souligné le caractère lascif de la pratique, mais les choses n'auraient guère débordé des salles de quelques cabarets tokyoïtes interlopes. Mais les américains et l'appropriation culturelle se chargèrent d'influencer la libido des esthètes de toute la planète ; ne nous égarons pas, cependant.

Pour le moment, ils se sont engagés dans un genre de ronde obsessionnelle, chacun sur un tissu, twistant des pieds, avançant en ondulant dans un mouvement glissant général qui s'achève, au bout de dix bonnes minutes dans le coin haut à « Cour ». Un par un, ils se présentent ensuite à une officiante – Dorothée Sullam – , affairée à vue du public mais cependant hors champ, qui entrave méthodiquement leurs bras et leur buste. Il faut un peu moins de trois minutes par personne ; autant dire la contrainte dramaturgique…

Donc, prenant en charge les candidats déjà dûment ligotés, le groupe se charge de les mouvoir, avec de plus en plus de difficulté puisque le nombre de bras disponibles, au sens propre, diminue à proportion qu'augmente le nombre de corps à manipuler… Et arrive ce qui s'annonçait : tous attachés ne peuvent plus qu'offrir une trémulation générale aux spectateurs avant de leur tourner le dos. Ce qui offre l'opportunité d'apprécier l'observance de l'une des règles d'airain du shibari : il faut que cela soit beau. Donc, jolies couleurs des cordes toutes différentes sur des peaux bronzées… Si le résultat est incontestablement élégant, il faut une singulière force d'imagination pour y trouver un aphrodisiaque. Toujours cette maîtrise qui tient la pièce juste en deçà de l'érotique dans une ambiguïté qui prévient l'irruption incontrôlée du désir. Bascule de lumière, tous, mais un par un, reviennent de coulisse avec un vase généreusement garni de végétaux divers quant aux formes, couleurs textures, etc… Dorothée Sullam s'emploie alors à orner les têtes déjà liées de feuilles et fleurs avec une réelle maîtrise compte tenu du temps imparti. Nécessairement, la richesse de la gestuelle étant ici contrainte, la performance de l'artiste floral devient l’essentiel de l’intérêt sur scène. Un bon vingt minutes quand même.

Pour les esprits un peu chagrins ou étroits qui contesteraient que l'on détourne l’ikebana dans ces pratiques para-érotiques, rappelons que Shima, en japonais et qui signifie jardin, dérive du mot archaïque Shime qui désigne un objet noué. Et dans la culture nippone, nouer revient à prendre possession, des jardins, des choses et des êtres… Nouer un corps revient donc à le jardiner : en quelque sorte exactement ce à quoi s'emploie Dorothée Sullam.

Galerie photo © Caroline de Otero

Tous s'avancent le visage disparaissant sous les feuilles, formant une jungle commune piquée de fleurs luxuriantes. Ils disparaissent, devenant la partie d'un jardin primordial dont l'homme ne saurait avoir été chassé puisqu'il n'y logeât jamais. Le paradoxe de Nos désirs font désordre tient à ce qu'une fois parvenu à l'apogée de la réalisation du rituel esthétique de la chair, l'humain disparaît. Ces désirs ne causent nul désordre mais génèrent un rêve de nature si proprement et artistiquement rangé que l'individu s'y dissout… 

Mais, les voilà qui descendent dans la salle, offrant les fleurs et leur proximité. Se délassant, donc, ce que l'on peut comprendre après autant d'efforts. Le jardin d'Eden reconstitué et partagé, les danseurs s'abandonnent à la jubilation. La pièce bascule alors dans un vaste et réjouissant désordre où chacun, libéré, à tous les sens du terme, s'abandonne à un n'importe quoi qui bien qu'assez peu composé semble ravir ceux qui s'y livrent et partant, ceux qui le regardent. De fait, voilà le petit mufle d'Eros qui pointe au-delà du jardin bien rangé et de l'esthétisme même teinté de luxure… Rappel, si besoin, qu'il faut que quelque chose échappe pour que le plaisir advienne. Le paradoxe de cette pièce à la facture et au message en définitive beaucoup moins subversif qu'affiché, c'est que c'est le désordre qui fait le plaisir et non l'inverse !

Philippe Verrièle

Vu le 18 septembre 2021, au Théâtre du Casino dans le cadre du festival Le Temps d'Aimer.

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