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« My Soul is my Visa » de Marco Berrettini

Vue dernièrement à Paris au Rencontres Chorégraphiques de Seine-Saint-Denis, My Soul is my Visa, créé au Théâtre du Galpon à Genêve révèle l’inconscient d’une choralité dansante funky.

Dans My Soul is my Visa, pièce pour cinq danseurs jouant aussi au piano (œuvres d’Erik Satie, Niels Frahm, Meredith Monk. Nina Simone entre autres), le chorégraphe Marco Berrettini (Multisme(s), Sorry, Do the tour ! Cry, la franchise IFeel) puise dans la grammaire des mouvements ondulatoires et syncopés de la funk disco soul. Mais sur un mode éminement décéléré et mélancolique exprimant le désenchantement, comme l’épuisement d’un cycle mental et dansé, peut-être les prémisses d’un autre, ouvrant sur la procession et le défilé communautaristes.

Attente décalée

Au final, une épure abstraite, une désincarnation dans une musique concise et répétitive qu’accompagnent la concentration des impressions auditives, la nostalgie grave et souriante des dancefloors noirs des années 60 et 70 en pleine guerre du Vietnam.

Comme de coutume, l’ex champion allemand de danse disco (1979) offre tardivement ce que l’on attendait sans plus trop y croire - le groove en flexions et déhanchements sur le roi du disco-funk, Curtis Mayfield. Et son mythique et harmoniquement squelettique, minimaliste et lancinant Move On Up tissé de cuivres samplés mêlés aux bongos enfiévrés. Un surgissement tardif préparé par l’inattendu. Soit le ralenti, la mélancolie, l’ambiguïté des tons, du grave au jubilatoire décalé et mis à distance, les pièces jouées au piano par les danseurs, les regards innocents, embrumés et natifs comme douchés d’empathie.

Flexions ascétiques

Chez Berrettini, les regards sont toujours des amorces d’empathie et de trouble, que l’on mord ou rejette dès les premières scènes, qui mettent en œuvre d’entrée de jeu les principes de l’échange inversé avec le spectateur, le ramenant en introspection et figure du double, à sa propre condition de regardeur immobile. A l’image des partitions musicales investies d’un pouvoir psychique et émotionnel singulier comme des objets musicaux à la fois familiers et supraterrestres de secte mystique. C’est cette grille harmonique fort simple, qui confère aux choix musicaux un caractère profondément chorégraphique.

Des corps en flexions binaires ou ternaires dérivent lentement autour d’une orbite, celui d’un désir de geste sans cesse recommencé au cœur d’une expressivité rituelle et résignée. Un rite de passage vers un plus grand détachement aussi. Ou l’art cubiste de juxtaposer des éléments chorégraphiques familiers sous des angles et avec des rapports différents qui est celui que Berrettini accompli avec un bonheur inégal depuis ses débuts.

Posé sur un tapis au généreux gazon synthétique et près d’un immense œuf qui dévoilera la naissance d’une interprète, le piano est l’élément scénographique tellurique de l’opus. Les danseurs s’y succèdent pour interpréter une partition, du classique à l’électro pop atmosphérique. Ils sont vêtus comme dans le psychédélique flashy 70 de costumes de scènes à foulard rapatriant le dress code de groupes disco funk cultes des années 70, dont Earth, Wind and Fire et les Isley Brothers.

Entretien

Danser Canal Historique : Qu’avez-vous retenu des archétypes de Jung convoqués dans le travail préparatoire pour cette pièce ?

Marco Berrettini : En lisant Jung, nous avons travaillé les matières chorégraphiques funky. En scènes de groupe, duos et solos, se dessine néanmoins le désir de ne pas « intellectualiser » les enchaînements. Ou d’affirmer une volonté d’exprimer des sentiments. Ce disco-funky est-il soumis à des forces archétypales qui « nous règnent », comme l’avance le fondateur de la psychologie analytique, Carl Gustav Jung ?

Nous pensons ainsi contrôler entièrement notre vie et que tout ce que nous faisons est une sorte de résultat de nos réflexions. Or ce sont des forces intérieures qui nous régulent et dont nous ne sommes pas toujours conscients.

Les séquences dansées sont ainsi enchaînées comme si des forces habitaient consciemment ou non les performeurs. Et vers quoi ces forces nous mène de manière intuitive. Ce qui a donné le choix de musiques impressionnistes telles des vagues successives. Davantage des couleurs dispersées qu’un tableau cubiste construit en travaillant davantage sur des intuitions.

DCH : Vous évoquez aussi le rythme présent dans le Kybalion, livre ésotérique de philosophie de l’ancienne Egypte et de la Grèce antique. Soit un mouvement mesuré d’aller et venue, d’avant en arrière.

Nous avons aussi défriché des œuvres de Jung et du parapsychologue anglais Rupert Sheldrake venant du mysticisme et du gnosticisme. Toutes ces études posent que les influences mutuelles dépassent largement l’intellect et peuvent être notamment d’ordre électromagnétiques. Après IFeel3, le travail chorégraphique s’est enrichi d’une préoccupation sur l’alimentation, le repos influe grandement la psychologie de la personne. Et la manière dont elle appréhende son propre corps.

Ainsi, la psyché dont parle Jung est un domaine englobant le conscient et l’inconscient tant individuel que collectif. Cela est aussi exprimé dans le Kybalion, sans doute sur un mode plus archaïque, primaire dénué de toute terminologie postmoderne. Tout ce qui est chorégraphie, dramaturgie et rythme est soumis à des champs d’influences mutuelles. Ce que le biochimiste et parapsychologue britannique Rupert Sheldrake appelle la « résonance morphique », qui échappe à toute expérimentation et résonne avec le concept d’inconscient collectif de Jung.

DCH : Et plus précisément…

Une thèse moderne selon laquelle il existe des influences invisibles se transmettant d’un endroit à l’autre de la planète sans que les gens ne se parlent ni se voient. C’est précisément ce que le Kybalion développait autrefois. Il existe en danse des influences souterraines. Et une manière plus intuitive de se soumettre à des règles qui nous sont communes.

DCH : Les interprètes prononcent à tour de rôle un « Bonsoir » codifié.

Ces « Bonsoir » cohabitent avec des scènes hypnotiques. Où les danseurs et pianistes seraient des personnages perdus dans une bulle d’un néopaganisme néanmoins emplie de spiritualité, une sphère New Age à laquelle le public n’aurait pas accès. Ces saluts sont courtois, aimables, ironiques. Et un rappel que l’humain peut, à tout moment, se concentrer autour d’un exercice de sa psyché réalisé sur soi, comme le suggère le philosophe allemand Peter Sloterdijk. L’essayiste n’évoque-t-il pas cette nécessité de l’esprit humain de faire pièce à une insécurité existentielle par de multiples bulles protectrices, religieuses ou métaphysiques notamment ?

Critique et propos recueillis par Bertrand Tappolet

My Soul is my Visa. Pièce vue à sa création, les 11 et 12 février 2018. Théâtre du Galpon, Genève. Théâtre l’Arsenic, Lausanne-Suisse. Jusqu’au 3 juin 2018.

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