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« Le corps du Ballet national de Marseille » d'Emio Greco et Pieter C Scholten

À leur arrivée, les nouveaux directeurs du Ballet national de Marseille offrent à celui-ci une grande pièce aux résonances de manifeste.

La première pièce d'un chorégraphe nommé à la tête d'une institution a valeur d'un examen de passage, à réussir aux yeux des membres de cette institution, mais aussi du public qui la fréquentent. Emio Greco et Pieter C Scholten auront parfaitement réussi cela, dans une pièce très exactement située, déjà par son titre aux accents aussi affirmatifs que programmatiques : soit Le corps du Ballet national de Marseille. Mieux : ils auront réussi à toucher aussi l'époque, et agiter quelques questions de fond dans l'art chorégraphique, avec une résonance très au-delà des quais du Vieux-Port.

Toute cette pièce est une ode à la formation dont la paire d'artistes vient de prendre la direction. Elle est aussi une main tendue à une population, son histoire, sa sensibilité. Tout cela sous-tendu par le projet artistique qu'ils entendent défendre : soit la compréhension d'un ballet comme un corps, mais à de multiples sens de ce terme. De quelle formation sociale, politique, idéologique, rend compte un ballet, quel(s) corps produit-il à travers les considérations techniques, stylistiques, esthétiques, qui l'animent ?

Corrélativement, Emio Greco et Peter C Scholten cherchent la voie étroite d'une possible approche contemporaine d'une formation de ballet. Différemment de ce que font déjà presque tous les ballets de répertoire dans l'Hexagone, il ne s'agit pas d'instaurer un turn-over de chorégraphes, fussent-ils d'obédience toute contemporaine, invités les uns derrière les autres à consacrer quelques semaines pour transmettre ou créer une pièce. L'idée à Marseille est d'engager dans toutes ses fibres de tous les instants, un corps de ballet  dans une pensée et une pratique contemporaines.

Cette visée consiste à questionner le corps du ballet en tant que tel. Elle suppose également d'assumer complètement les assises et l'héritage d'un cadre de ballet.

C'est cela qui se joue dans la première grande séquence de la première pièce des deux artistes à ce poste. Vingt-deux danseurs y sont investis dans une défense et illustration des potentiels de leur formation. Cela s'expose, en long, en large et en travers, sans compter ni barguigner, avec une abondance toute gourmande de lignes, de figures, de motifs, de tableaux, jusqu'à l'étourdissement. Demi-pointes et offrandes de bras. Unissons et morceaux de bravoure. C'est cosntruit, décidé, techniquement exigeant. Tout l'effectif est quasiment présent en permanence sur le plateau.

Il y a là une telle accumulation démonstrative d'essais, de combinaisons, de réalisations, que cela peut finir par friser l'absurde. Fort heureusement. Cet excès de ballet dans le  ballet, de défis, d'exercices d'excellence, finssent par répandre un doute salutaire et re-fondateur sur le sens de tout cela. Sous le feu d'artifice, rien ne serait en fait évident, et tout ferait question, pour un grand aggiornamento. C'est très excitant.

Or certains éléments mettent vite la puce à l'oreille, qui préparent la seconde grande séquence de la pièce. Citons le décor, constitué d'un immense rideau perlé bordant les trois bords fermés du plateau. Quand les danseurs se retrouvent derrière, ils ne sont pas vraiment cachés, mais tels des ombres sur la ligne de partage de leur entrée en représentation. Et c'est fort troublant. Il y aurait là comme un grand voile. On peut y lire une métaphore de tous les jeux de l'équivoque qui sont le propre éternel des arts de la scène. Cela d'autant qu'un flux tendu de métamorphoses, dans les allures, dans les postures, crée un bain général vaguement fantastique.

Mais dans la France de 2015, on ne songe à aucun "voile" sans éveiller le contexte politique et idéologique. Dès le début de la pièce, on avait déjà remarqué la mise en exergue du seul danseur noir de peau, comme un signe possiblement politique. Cette hypothèse va triompher quand s'ouvre une seconde grande séquence, qui relance le travail de l'art : celui de répandre le trouble et le questionnement. S'engage alors une série de solos, de duos, dansés sur un grand montage et collage d'extraits de dizaines d'interprétations différentes de l'hymne national français – on est ballet national, ou on ne l'est pas.

Dans cette réalisation de Pieter C Scholten, on entend donc des Marseillaise façon choeur de l'armée viril à souhait, ou chaloupées par Gainsbourg, époumonnées dans une bande son de film d'épopée historique ou brandies par Mireille Mathieu ; émaillées aussi de rap bien marseillais. Tout le possible. Tout l'imaginable. À nouveau, il y a là tant de variations, de richesses, de bifurcations, que c'est l'idée même d'identité nationale qui est éjectée hors de toute évidence, et renvoyée à la multiciplité diversifiée d'une construction complexe.

Tout s'ouvre, quand tant de forces tendent à tout fermer. On admire – et on déplore vaguement quand même – que ce soit deux artistes étrangers arrivant dans ce pays, qui assument la confrontation avec les enjeux brûlants du moment, quand tant d'autres sommeillent dans l'entre-soi. Voir et entendre ces Marseillaise à Marseille, portant une danse devenue éruptive, parfois presque hystérisée, à l'extrême, constitue un moment esthétique, donc politique, majeur.

La troisième grande séquence suit, un peu à la façon d'un pot-pourri de citations chorégraphiques de moments de l'histoire du Ballet national de Marseille, dont les hits mémorables de Roland Petit. C'en est assez décousu, par nature, et à n'être pas dans ces petits papiers, on a pu ressentir alors quelques instants de lassitude, à la longue. Survient un tableau, d'une stupéfiante simplicité, d'une percutante signification, qui voit tous  ces danseurs – formidablement impliqués – descendre vers le sol, se retrouver assis en appui de côté sur le plateau, comme si pour conclure, avant d'écrire de nouvelles pages de cette histoire, il fallait aussi savoir renoncer, et observer, un peu défaits, le temps de l'attente et des incertitudes.

On aurait bien imaginé de couper là. Mais tous se relèvent, et se posent, très frontaux, en bord de scène, face au public. C'est un peu convenu. Mais c'est l'heure de nouer la rencontre nouvelle. Et cela se fait d'abord sous de très chaleureuses acclamations. Des plus méritées.

Gérard Mayen

Le 15 mars au Théâtre de la Criée à Marseille.

Le Corps du Ballet national de Marseille

Concept et Chorégraphie
Emio Greco | Pieter C. Scholten
Musique : Pieter C. Scholten
Lumières : Henk Danner
Costumes : Clifford Portier

Avec :Gaël AMARGOT, Alejandro ALVAREZ LONGINES, Manon BASTARDIE-GERMAIN, Denis BRUNO, David CAHIER, Victor CALLENS, Vito GIOTTA, Nonoka KATO, Yoshiko KINOSHITA, Ji-Young LEE, Kety LOUIS-ELIZABETH, Marcos MARCO, Mylène MARTEL, Angel MARTINEZ HERNANDEZ, Valentina PACE, Aya SATO, Nahimana VANDENBUSSCHE, Thierry VASSELIN, Valeria VELLEI, Angelo VERGARI, Anton ZVIR

 

 

                                                  

 

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