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Hommage à Mathilde Dumont

Il est notable que la disparition, le dimanche 19 novembre 2023, de Mathilde Dumont à l'âge de quatre-vingt-huit ans, n'a guère agité gazettes ni réseaux plus ou moins sociaux ; discrétion regrettable pour une pionnière de la psychopédagogie du sport et de l'expression corporelle à l'école ; mais surtout faute grave que l'oubli de celle dont le nom de scène, Matho, associé à celui de Pinok (Monique Bertrand) a constitué l'une des références du spectacle gestuel de ces années charnières que furent les deux décennies 1960-1970. 

Ainsi Matho est morte. Dans le duo avec Pinok, elle était la grande blonde pas évaporée du tout, voire parfois très « physique ». Elle était la « comique » et l'athlète (pratique de l'aviron à très haut niveau) du duo d'où quelques effets irrésistiblement comiques : Pinok découvrant un énorme cadeau de Noël, tournant autour en imaginant le contenu, dégageant le papier pour découvrir Matho, plus grande qu'elle-même, figée en sourire béat… Et la « petite fille » s'exclamant « Et merde, encore une poupée » ! (Cadeau de Noël pour Anna ; circa 1970; les dates des saynètes des deux artistes sont aujourd'hui difficiles à établir précisément). Très loin de l'esthétique traditionnelle du mime à face blafarde ( « type » Marcel Marceau) dont elles se méfiaient beaucoup (d'où sans doute le choix d'expression corporelle qu'elles vont privilégier), Pinok et Matho « sont deux perles qui ne cessent d'être deux monstres… Deux rares et étranges marionnettes humaines » dit d'elles le journal El dia. Santa Cruz de Tenerife au cours d'une de leurs tournées en 1964. 

Pinok et Matho se rencontrent en 1958 à l’École normale supérieure d’éducation physique et sportive (ENSEPS) dans laquelle Pinok enseigne la danse moderne. A travers leurs deux parcours se croisent les techniques de mime avec Decroux, de danse contemporaine avec Karin Waehner, Pearl Lang et Yuriko (technique Martha Graham) et René Deshauteurs (danse jazz), mais aussi la méthode Dalcroze avec Valérie Roth. Toutes les deux, avant de préparer le professorat d'éducation physique, sont passées par des écoles normales d'institutrices, et choisi la voie de l'éducation physique : Pinok pour être à Paris et étudier le mime, et Matho parce qu'elle avait une formation poussée en sport collectif ; cette dernière étant la plus tournée vers la dimension éducation physique. 

Pinok est fascinée à 17 ans par Jean-Louis Barrault dans Les Enfants du Paradis (Marcel Carné, 1945), et par la danse gitane. Deux professeurs de l'Ecole normale lui enseignent les bases du théâtre et la danse mais son goût du théâtre et de l’improvisation date de l'école primaire, avec une institutrice venue de l'école Freinet et du scoutisme. Mais, cinq ans d'enseignement en province obligent. Il faut attendre 1950 pour qu'elle suive l'enseignement de Karin Waehner et reprenne des cours avec Etienne Decroux. Pinok est nommée à l'École Normale Supérieure en 1958 en tant que professeur de danse et rencontre Matho, laquelle se perfectionne chez Etienne Decroux, en 1960. A partir de 1962, elles engagent leur parcours créatif et créent à Paris treize spectacles de mime dont les critiques soulignent la liberté d’écriture qui échappe à toute référence antérieure. « Premier spectacle professionnel au Kaléidoscope en 1964. Depuis : naissance du concept unifiant ”d'expression corporelle ”– terme utilisé déjà par Copeau mais que Pinok et Matho, bien avant 1968, lancent dans le monde enseignant, par leur école le TEMP (Théâtre – Ecole Mouvement et Pensée) en 1965 » écrivent-elle dans une lettre à Jacqueline Robinson en 1987 (citée dans Jacqueline Robinson ; l'aventure de la danse moderne en France (1920–1970) ; éditions bougé, 1990). 

Le duo se révèle d'une extrême liberté formelle. « Il n'y a pas d'interdit ou de convention : le maquillage du visage n'est pas fatalement blanc, la voix n'est pas exclue, qu'elle soit en direct ou enregistrée. Elles jouent avec le silence, les bruitages, ou la musique, et créent elles-mêmes leur bande-son. Le costume est adapté pour chaque pièce, et chaque pièce a un caractère différent selon le thème traité et le style de jeu choisi » (In Pinok et Matho, Une Saga du Mime. Riveneuve Editions, 2016 p.445). Cette absence de limites dans l'usage des techniques a fait du duo Pinok et Matho des références, tant pour le milieu du théâtre de création (voire de ce que l'on appelait alors l'Avant-garde) que pour le petit monde alors en pleine ébullition de ce qui ne s'appelait pas encore la danse contemporaine. Le travail d'expressivité que Pinok et Matho développaient à partir du mime et qui procédait directement de Decroux (même si les relations avec le maître n'ont pas été sans orages) a été une source assez généralement partagée, d'autant qu'une générosité certaine les faisait s'engager dans la mise en place de théâtres (Le Kaléïdoscope ; Tremplin Théâtre), de scènes (Semaines du Théâtre de l'Art du Mouvement) ou de festivals (Festival international de Mime à Saint-Maur des Fossés).

Claire Heggen, cofondatrice avec Yves Marc de la compagnie Théâtre du Mouvement a été une de leurs élèves et précise : « j'ai plutôt été une élève de Pinok avec laquelle je me sentais plus en affinité. Matho était plus dans quelque chose de comique. A l'ENSEP, je suivais les cours de Pinok et très vite je suis allée prendre des cours au Kaléidoscope et de là j'ai rapidement participé à leurs spectacles. Nous en avons donné un, dans une MJC du XXème arrondissement, composé de deux pièces. Pinok proposait Crucifixionà partir d'un texte de Cocteau, et Matho proposait avec Chiens en laisse, une pièce beaucoup plus ironique et comique. » Matho était celle, aussi, qui donnait des cours aux patineurs et aux sportifs. Mais ce duo, dans le fond très complémentaire, va influencer une époque. « J’adorais la danse, mais j’avais besoin du mime pour traduire en silence certains sentiments plus intimes et plus dramatiques. C’est dans les cours de Pinok et Matho que j’ai rencontré Yves Marc. » (« La comédie du muscle. Entretien avec Claire Heggen », Revue de la BNF, 2012/1 (n° 40), p. 44-49)

La dimension créative du duo ne se dépare jamais d'une très grande activité dans ce que l'on peut regrouper sous le terme générique d'éducation. Elles publient des « ouvrages théoriques pouvant se référer tout autant à Jean Dubuffet (Culture et Subversion)qu’à la danseuse Martha Graham, convoquant l’héritage des danseuses Isadora Duncan et Mary Wigman comme celui de leur professeur, le mime Étienne Decroux » ; leurs écrits attestent d’une réelle exigence quant au travail de la forme, du geste et du mouvement à des fins d’expression artistique et savent recadrer fermement les choses… Pinok et Matho, parfois séparément ou sous leurs noms propres (ainsi les livres – comme Mouvement et pensée– qu'elles publient à la fin des années 1970), participent à des disques, donnent des conférences, collaborent au vaste mouvement qui traverse l'école et l'éducation populaire. Le duo contribue avec la Fédération de danse, à l’impulsion visant à créer un diplôme de danse baptisé ACEC (Art Chorégraphique Expression Corporelle). Tournant en région au sein d'associations qui les reçoivent pour des stages, elles donnent aussi des spectacles à ces occasions et deviennent incontournables dans milieu associatif.

Sans doute cet attachement à cette mouvance de l'éducation populaire, ce goût du pédagogique et aussi le cloisonnement qui s'installe plus clairement entre danse et théâtre au fur et à mesure de l'institutionnalisation de la première, vont mettre à l'écart Pinok et Matho qui n'appartenaient à aucune catégorie précise tout en se revendiquant du mime. Retranchées dans leur théâtre du Tremplin, elles ne sont plus « à la mode » quand le monde chorégraphique se dote, en 1989 et sous l'égide du ministère de la culture, d'un diplôme lequel se défie assez de « l'expression corporelle »… Jusqu'à récemment, Matho s'est intéressée aux multiples domaines que son art de l'expression gestuelle tangentait, venant échanger avec Akaji Maro (chorégraphe et l'un des « pères » du butō) quand, en 2018, celui-ci vint présenter son ouvrage (avec lequel elle partageait le même éditeur : Riveneuve). Mais cette curiosité toujours en éveil n'était guère payée de retour par le monde du spectacle auquel Mathilde Dumont, sous son nom de Matho, avait tant apporté. D'où, sans doute, la discrétion qui a entouré sa disparition…

Philippe Verrièle

 

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