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« Giselle » au Capitole de Toulouse

Avec Giselle, le ballet du Capitole vient d’offrir une production qui n’aurait pas déparé sur la scène de l’Opéra de Paris. Tout y était : la recherche du style romantique, dont ce ballet forme « l’apothéose » ; l’excellence des solistes, et il s’agit d’en trouver une bonne dizaine pour chacune des deux distributions ; la cohésion et l’engagement du corps de ballet, fer de lance de l’acte deux auquel il confère son atmosphère surnaturelle.

Tout ceci est l’œuvre de Kader Belarbi : il y a trois ans l’étoile de l’Opéra de Paris était appelé à la tête du ballet toulousain qu’il travaille, depuis, à transformer en épigone de la troupe parisienne. Pour cette Giselle, dont il propose sa propre chorégraphie après en avoir interprété de multiples versions, il a été aidé dans sa tâche par Monique Loudières, mémorable étoile de l’opéra Garnier dans les années 1980, et Laure Muret, Sujet qui fit toute sa carrière dans la maison parisienne.

Belarbi conçoit sa compagnie comme un conservatoire de l’histoire de la danse française, sorte de musée vivant chargé de porter sur la scène les œuvres du passé remontées au plus près de ce que l’on peut connaître des intentions ayant présidé à leur création. Après La Fille mal gardée, ballet d’action de la fin du XVIIIe siècle, un brillantissime Corsaire et les Mirages de Serge Lifar, il s’attaque donc à un sommet du répertoire, Giselle. Belarbi n’est pas tombé dans le piège de la « reconstitution » historique, impossible à réaliser. Il présente plutôt une plongée dans deux siècles d’histoire de l’œuvre, faisant resurgir ici et là, dans une variation, dans un détail de pantomime, dans un geste théâtral, des versions marquantes (ainsi celles de Lifar et de Noureev) et des interprétations restées fameuses grâce à la photographie, au film et à la littérature. La Giselle de Kader Belarbi se présente comme un millefeuille, sur lequel il dépose une strate supplémentaire.

Celle-ci, confie le chorégraphe, consiste à accentuer l’opposition entre l’acte 1, terrestre et dramatique, et l’acte 2 dans lequel la danse crée une atmosphère fantastique, hantée par les « filles de l’air » que sont les wilis. Dans l’acte villageois, Belarbi a remplacé les paysans par des vignerons fêtant la fin des vendanges. Danse pure et narration s’y combinent avec fluidité. Particulièrement soignée, expressive et claire dans son phrasé, la pantomime articule les sentiments des protagonistes, fait avancer l’intrigue.

Tels les cartons de textes et de répliques qui entrecoupaient les films muets, elle rend compréhensible en quelques moments clés le drame qui se noue. Du début à la fin de l’acte les réjouissances paysannes forment une toile de fond colorée à l’action et aux variations virtuoses, exténuantes, de Giselle. Les accessoires (tonneaux, grappes de raisin, pampres) entrent dans les évolutions des vignerons, dont les mouvements ancrés dans le sol, genoux pliés, pieds flexes, fesses légèrement projetées vers l’arrière, s’apparentent à un style chorégraphique plus proche d’un Mats Ek qu’aux danses de caractères dont s’inspirent le plus souvent les versions consacrées de l’œuvre. Un duo d’ivrognes apporte, dans une variation truffée de difficultés techniques, une touche humoristique à cet acte enlevé, sans temps mort, dans lequel péripéties et sentiments se succèdent à un rythme rapide comme se croisent dans un bal de village, amour et flirt, regards jaloux et gestes d’amitié.

L’acte est animé de multiples intermèdes dansés, l’entrée en parade chevauchante des nobles de la cour, un pas de quatre des vendangeurs, les évolutions en couple des paysans… Il s’achève sur un trou noir, un vertige immobile. Les protagonistes se figent et s’abolissent, comme ils disparaissent à la vue de Giselle qui prend en cet instant conscience que celui qu’elle aime l’a trahie. Toute en sobriété, la « scène de la folie », fameux instant de vérité dans lequel la ballerine doit montrer l’étendue de ses dons de tragédienne et d’actrice, n’a, dans la version Belarbi, rien de « dansant ». Quelques mouvements réalistes suffisent à traduire la sidération de l’héroïne, qui se tient la tête à deux mains, puis buste et bras ballants, cheveux défaits, rappelant une photographie d’Yvette Chauviré, grande interprète du rôle à l’Opéra de Paris.

L’acte blanc est dans son intégralité un miracle de respect de la lettre romantique, écrite par les librettistes Théophile Gauthier et Vernoy de Saint-Georges, et de la technique de ballet qui lui correspond. Obliques entre ciel et terre des arabesques et des bustes inclinés, position penchée des nuques, couronnes des bras comme des mandorles autour des visages, lenteur des évolutions qui semblent traverser un air cotonneux, alors même que le metteur en scène évite les faciles effets de fumigène, traversées en « menés » presque surnaturelles, dans lesquelles les danseuses paraissent glisser sur le plancher réfléchissant comme sur un miroir d’eau, tout, dans la version du Capitole, est propre à renouveler l’émerveillement, teinté d’effroi, du public devant la vision d’une armée de clones voilés de tulle vaporeux.

Le corps de ballet (18 danseuses) et les solistes, dont Myrtha, la reine des wilis, et Giselle, figurent à la perfection ces êtres à la fois raides comme des cadavres et incorporels telles des âmes errantes. Au cœur de ce ballet féminin, Kader Belarbi confie aux solistes interprétant les deux amoureux de Giselle, Hilarion et Albrecht, de brillantes variations, en puissance et en force pour le premier, aérienne et suspendue pour le second.

Il souligne le sens, psychologique ou physiologique, des figures dans les variations canoniques de Giselle, qui semble expirer dans chaque arabesque, telle une agonisante rattrapée par la mort, ou flotter dans l’éther, suspendant les équilibres au-delà du possible. À ce jeu, à la fois technique et dramatique, Maria Gutierrez n’a pas son pareil et l’excellence de son interprétation la place parmi les plus grandes. On regrette que le titre d’étoile ne puisse lui être décerné dans sa compagnie. C’est une interprète d’exception, pratiquement inconnue hors de Toulouse. Souhaitons que cette production qui fait date tourne dans les années à venir, elle le mérite amplement, ainsi que chacun des acteurs qui ont contribué à sa réussite, dont l’éclairagiste Sylvain Chevallot et le chef Philippe Béran, à la baguette énergique et généreuse.

Dominique Crébassol

Ballet du Capitole de Toulouse du 20 au 31 décembre 2015

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