Error message

The file could not be created.

Entretien avec Maguy Marin

Maguy Marin nous parle de Deux mille vingt-trois, sa dernière création qui se concentre sur l’actualité, la politique, et s’attaque aux processus de manipulation et au déluge d’images qui nous submerge. A voir au festival Trajectoires à Nantes le 18 janvier.

Danser Canal Historique : Votre prochaine création s’appelle Deux mille vingt-trois. Sur quoi porte-t-elle ?

Maguy Marin : Ça porte beaucoup sur le flot de tout ce qu’on entend. Et comme un corps qui se serait négligé par des excès tombe malade, ce détournement des yeux par l’image, atteint la société. Les gens sont scotchés devant leurs écrans mais les images ne disent rien par définition. Et tout un chacun dit tout et son contraire. Je regarde un peu les chaînes d’information continue, mais c’est pathologique, ça tourne autour de questions qui sont toujours les mêmes et reviennent en boucle. Les images disent ce qu’on veut leur faire dire et le vocabulaire qui va avec ne dit rien non plus. C’est terrible.

DCH : Ce qui fait quand même écho à Deux mille dix-sept, votre pièce créée la même année

Maguy Marin : Voilà c’est exactement ça. J’avais envie d’insister sur Deux mille dix-sept. Car j’ai vraiment voulu me concentrer sur l’actualité et la politique, même si cette pièce comportait des faiblesses. C’est pourquoi je voulais y retourner. Car pour moi, c’est une vraie problématique. Dois-je continuer à créer des pièces en dehors des réalités, du monde, protégée par mon statut d’artiste de l’art contemporain ? En fait j’ai plutôt envie de m’exclure de ce monde là. J’ai d’ailleurs toujours préféré que le travail artistique ait un lien avec les gens qui sont en face et ce qu’ils sont en train de vivre communément. Il y a une sorte d’urgence et j’essaie d’axer mon travail là-dessus. Et c’est une recherche plutôt qu’un accomplissement.

DCH : Comment menez-vous cette recherche ?

Maguy Marin : C’est un instant T, un découpage dans notre temps. Un moment pris dans son plein, en 2023. Je travaille avec sept interprètes dont la majorité ont entre 23 et 30 ans sauf un qui a quarante huit ans. Ils parlent beaucoup de leur mode de réception des informations. Je leur ai demandé d’écrire des textes à partir de gens qui font l’actualité. Et tout est incroyable.

DCH : Avez-vous été surprise par ces textes ?

Maguy Marin : Oui, très fort. D’abord je me suis sentie un peu désemparée. Ils sont très habiles pour se balader sur tous les réseaux sociaux. Ce que je ne fais pas. Je m’informe de manière plus conventionnelle, les journaux, les radios, la télé… question de génération. Eux, ont une mobilité par rapport aux médias, et du coup ils comprennent des choses que je n’avais pas forcément captées. Au sujet du genre, du mouvement woke… Même s’il existe une sorte de censure qui s’installe et fait que nous ne pouvons plus dire ceci ou cela de peur de froisser, c’est plutôt positif. Ce qui se passe est tout de même enthousiasmant. Que les paroles se soient libérées sur #metoo, concernant les rapports hommes/femmes, l’homosexualité, les trans. Je trouve formidable que ça se dégage, qu’on puisse en parler, et il y a de l’exigence en face, car ce qu’ils demandent, c’est le droit de vivre comme ils l’entendent. D’une certaine façon, nous vivions dans un monde fermé par un couvercle, et ces dix dernières années, il s’est opéré une révolte à bas bruit. Les mentalités – nos mentalités – doivent changer. La seule chose qui ne change pas c’est le capitalisme qui récupère tout. C’est pourquoi je veux bien m’y attaquer dans mon travail, à ma petite échelle, car je pense que c’est vraiment un ogre qui avale tout, tout, tout, et fait de l’argent avec tout.

DCH : Néanmoins diriez-vous que la société a changé en profondeur ?

Maguy Marin : Je sens que quelque chose a bougé fortement. D’autres changements plus profonds ont vu le jour, par exemple dans le rapport à la colonisation. Les points de vue se sont modifiés parce que les gens ont voyagé. Ils se mélangent, se métissent. Il n’y a plus que la droite extrême ou l’extrême droite pour penser qu’il y aurait une origine et qu’il faut la préserver. C’est tout de même terrible de raisonner comme ça ! 

C’est drôle. Dans les années 2000 quand j’étais à Rillieux-la-Pape, il y avait tout un travail sur les origines. Parce que les jeunes nord africains issus des générations qui étaient venues travailler dans les bâtiments ici, à l’époque où en avait besoin, ont ressenti le désir de retrouver leurs racines. Comme il m’a été nécessaire de comprendre la vie de mes parents espagnols, mais pas au point d’être fier d’être blanc, ou d’être fier d’être noir.

DCH : Faut-il connaître ses origines pour pouvoir en partir ?

Maguy Marin : Oui d’ailleurs ça ne sert qu’à ça. J’ai aussi été formatée par l’éducation de mes parents, par ce que j’ai pu vivre, mais je m’aperçois que j’ai des réflexes ou une façon de faire ou de dire des choses qui peuvent toujours être revues à l’aune des points aveugles que j’ai pu avoir. Je parle beaucoup de tout ça car c’est au cœur de mon travail artistique, mais ce n’est pas simple non plus. Je ne veux pas éviter ces questions. Ce serait plus facile si je prenais une musique formidable et que je commençais à bouger.  

DCH : Pour revenir à Deux mille vingt-trois, vous dites vous inspirer de la part grandissante de l’information dans nos choix supposés libres, qui nous pousse à opter pour ce qui est prescrit et fabriqué par la publicitéPouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Maguy Marin : Je me suis appuyée sur les expériences de Milgram, ou de Aesch, qui démontrent que l’opinion d’une personne se modifie dès qu’une majorité de gens pensent autrement. Ça a servi de moteur au démarrage de la création. Le conformisme, ce consensus ambiant, n’incite pas à réfléchir. Mais, j’ai tout de même ciblé davantage la grande bourgeoisie, la façon dont les élites – en tout cas ceux qui s’en sortent le mieux – finissent par influencer les consciences, en achetant les médias. Je pense à Bolloré par exemple, qui veut posséder tout ce qui peut séduire les gens : télés, journaux, réseaux sociaux, pour circonvenir l’esprit de ceux qui les regardent ou les lisent, et comment petit à petit on transforme l’opinion publique en faveur d’objectifs qui sont décidés par un très petit nombre de personnes qui ne veulent surtout pas perdre leurs privilèges. C’était la même chose au début du XXe siècle. Il y avait cet affreux personnage d’Edward Bernays, neveu de Freud, qui avait travaillé dans les années 20, et qui s’appuie sur les affects pour promouvoir par exemple l’intervention des américains dans la guerre de 14-18. Il a inventé en quelque sorte la propagande et le marketing. Il a écrit un livre intitulé Propaganda et exposait cyniquement et sans détour les manipulations mentales permettant « la fabrique du consentement ». Donc, j’ai été plutôt de ce côté, pour voir comment ce conformisme s’installe grâce à cette collusion entre pouvoir et outils d’information afin de faciliter leurs intérêts, c’est-à-dire que les populations suivent leurs idéologies. C’est plutôt là dessus que je me suis appuyée.

DCH : Bernays était déjà évoqué dans Deux mille dix-sept. Comment allez-vous transcrire ces réflexions d’ordre politique au niveau chorégraphique ?

Maguy Marin : Beaucoup de choses de Deux mille dix-sept sont présentes dans Deux mille vingt-trois, ainsi que des citations aussi bien orales que visuelles. Il y a du texte, bien évidemment, chacun des interprètes présentant ce qu’il a écrit. Quant à la chorégraphie, je n’accepte plus qu’une danse d’ensemble. Il y a de la farandole comme dans BiT, il y a cet élan collectif de passer d’une chose à l’autre, d’une personne à l’autre, une transmission en fait. La danse n’est pas si présente, en tout cas, pas comme on se l’imagine. Ça compte toujours mais c’est comme un souffle de vie qui passe d’un être à l’autre. Il s’agit de travailler les rythmes, les flux, les dynamiques, des sons, des gestes qui s’arrêtent ou se fondent dans un autre. C’est aussi lié à notre existence, à notre courte vie. Je ne fais plus de recherche de mouvements. Je pense au sol, à l’air, à la pluie, j’ai un côté tribal avec la danse.

DCH : C’est ce qui reste dans les corps finalement ?

Maguy Marin : Oui. C’est ça. Je ne sais pas. Peut-être aussi parce que j’ai vieilli. Ça m’influence, bien sûr. Le corps de la danseuse que j’ai été, ou mon désir de travailler sur la danse comme avant, s’est peut-être un peu amoindri. Mais, ce n’est pas dû, je crois, qu’à mon incapacité à danser, d’autant plus que je continue, même si je ne me jette plus au sol. 

DCH : Pour cette pièce vous parlez d’un humour salvateur…

Maguy Marin : Quand on touche à des points sensibles, ou que c’est dur, ou que c’est grave, le public n’adhère pas tellement. Enfin c’est une généralité. Mais j’ai remarqué ça dans Salves en particulier. La pièce a eu du succès car à la fin, il y a des bagarres style slapstick ou comics américains, et ça pimente le spectacle en faisant rire les gens. Du coup, les spectateurs prennent la gravité autrement. Ça donne du courage, ça ne déprime pas. Il me semble important de travailler sur l’enthousiasme du public, d’autant que je n’ai plus envie de créer des pièces trop douloureuses. BiT a rencontré l’adhésion de la salle parce que c’est une danse effrénée. 

DCH : Dans cette création, tous vos interprètes sont nouveaux. Est-ce un choix délibéré de votre part ?

Maguy Marin : En 2018, donc depuis cinq ans, j’ai renouvelé l’équipe tout en continuant à travailler avec les anciens sur May B ou Umwelt. J’ai toujours eu une compagnie permanente et à un moment, j’ai pensé que la permanence ne me convenait plus. Comme un vieux couple, je sentais une fatigue mutuelle, une sorte de routine, même si nous nous apprécions et nous continuons à travailler ensemble, mais il m’a fallu, même si c’est un peu douloureux, ouvrir la porte à d’autres et passer à d’autres choses. J’ai fait travailler beaucoup de jeunes danseurs sur des reprises. J’avais envie de me confronter avec une nouvelle génération. Parfois je ne les comprends pas d’ailleurs, ils vont très vite mais ils ont une maturité incroyable, l’intérêt qu’ils ont pour le monde est mille fois plus grand que celui que mes anciens camarades avaient. Et comme ils sont jeunes ils sont à l’écoute de toutes sortes de choses. Trop parfois. En tout cas, ça me déplace et c’est important. Les habitudes de vie rendent les choses monotones et mornes. 

Propos recueillis par Agnès Izrine

Deux mille vingt-trois les 8, 9, 10 novembre à La Maison de la Danse de Lyon.

A voir le 18 janvier 2024 à L’Onyx, Saint-Herblain dans le cadre du festival Trajectoires

Autour de Deux mille vingt-trois : de nombreux rendez-vous sont organisés à la Maison de la Danse
Présentation du livre "Toucher au nerf" suivie d’une dédicace le jeudi 9 novembre à 18h30 à la Maison de la danse

Des films en accès libre sur numeridanse
En écho à la programmation de DEUX MILLE VINGT TROIS, trois œuvres majeures de la chorégraphe à travers le regard du réalisateur David Mambouch seront disponibles en accès libre sur la plateforme numeridanse
7 novembre 2023 Umweltde l’autre côté des miroirs (2022) - David Mambouch
8 novembre 2023 Nocturnes (2012) - David Mambouch
9 novembre 2023 May B (2021) - David Mambouch
Les films seront disponibles en accès libre dès 19h et pour une durée de 24 h sur numeridanse

Une projection Umwelt, de l'autre côté des miroirs (2023) 
Mercredi 8 novembre à 18:30 et jeudi 9 novembre à 19h au CineMad - Entrée libre / Durée : 1h

En tournée :
16/01 Le Quai, Angers
18/01 L’Onyx, Saint-Herblain
5 au 9 /03 Théâtre de la Ville Les Abbesses
13/03 Théâtre Olympia, Tours
19 au 21/03 La Comédie de Saint-Etienne
9/04 Le Gymnase, Roubaix.

Catégories: 

Add new comment