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« Chorégraphie de la perte de soi » de Faizal Zeghoudi

Pas de territoire pour la femme, pas un pas (de danse) qu'elle puisse exécuter de sa propre volonté. Escortée, (mal)menée, manipulée, empêchée, emprisonnée, meurtrie, condamnée d'office ! Aussi n'est-elle que le fantôme d'une femme, avant d'engager une lutte désespérée contre ses oppresseurs, combat inégal qu'elle ne peut que perdre.

Impassibles, les hommes passent à la violence, pour réapparaître après l'acte (symbolique) en pleureuses lamentant la victime sur une musique qui tricote chants soufis et sons électroniques sur le principe et sur les traces du fameux Madman of God de Sussan Deyhim, création sonore aussi perturbante qu'esthétique qui, quinze ans après sa sortie, n'a rien perdu de son actualité artistique. Mais ici la bande son est signée Lucas Barbier et comporte également d'autres ambiances.

La victime-héroïne de Chorégraphie de la perte de soi est nue, dans tous les sens. Face à la mort, face au public, face à la religion. Nue, pendant longtemps, si longtemps qu'on commence à s'interroger sur les intentions du chorégraphe, quant à la position du voyeur qu'il nous attribue. En vérité il dessine à la femme un échappatoire possible, une rencontre sensuelle avec un amant, un corps à corps dans un face à face d'égal à égal. Enfin, presque. Là aussi, la femme est manipulée. Mais le plaisir remplace la terreur, dont elle ne peut toutefois se défaire.

Son corps nu ne peut que relever cette capuche noire de niqab qui dissimule son visage. Elle est donc quasiment décapitée quand elle s'envole dans les bras de son amant qui, lui, est nu de la tête aux pieds. Si ce moment de grâce vécu à deux peut évoquer les Fada, ces espaces de rencontre secrets pour amants qu’Abou Lagraa évoqua autour de sa création El Djourdour (2013), il peut tout autant représenter le paradis ou toute autre forme de rédemption, amoureuse ou spirituelle.

« Chorégraphie de la perte de soi met en lumière la complexité de la société musulmane », écrit Zeghoudi. Et pourtant. Ce n'est pas son intention qui est en cause, mais le résultat. Cette œuvre est écrite sous le choc d'un retour en Algérie, le premier du chorégraphe en trente ans. Le fait de voir que les femmes de sa propre famille ont perdu leur liberté et sont obligées de se voiler se double alors du trouble d'un retour sur les lieux de son enfance et les souvenirs de tous les petits garçons élevés par leurs mères dans un pays à hammams.

Créer sous l'influence d'un triple choc de telle envergure nuit forcément à la complexité de l'écriture. Quoi qu'en dise Zeghoudi, les chorégraphies d'ensemble sont ici schématiques et peu inspirées, tout comme la dramaturgie, très prévisible. Les rares moments intenses arrivent par dépouillement, quand Deborah Lary déploie son charisme et crée du vrai suspense, presque sans bouger.

La perte de soi est donc aussi celle du chorégraphe, ce qui souligne à quel point il est difficile de créer dans un climat d'oppression, de régression et de totalitarisme. Zeghoudi n'est par ailleurs pas le premier chorégraphe à évoquer le statut de la femme en culture islamique qui ne cesse de préoccuper les chorégraphes, de Héla Fattoumi (Manta) à Preljocaj (Les Nuits), de Nawel Skandrani à Bouchra Ouizgen.

L'important est d'y mettre du vécu, à travers une implication personnelle dans les conflits. Ce qui est de toute évidence plus facile pour les femmes, et plus encore pour celles qui vivent sur place. La réussite artistique peut se mesurer à cette échelle, même si on prend comme témoin El Djoudour, pièce de groupe d’Abou Lagraa qui abordait le vivre-ensemble des femmes et des hommes dans la culture musulmane. Lagraa, bien que né en France, dressait là un tableau nettement plus subtil et complexe des relations entre les deux sexes, ce qui était possible parce qu’il venait de travailler pendant plusieurs années avec de jeunes danseurs de rue algériens avec lesquels il avait créé le Ballet Contemporain d’Alger. Sans oublier que son épouse, Nawal Ait Benalla-Lagraa s’était fortement impliquée dans l’écriture de la pièce.

Et pourtant, El Djoudour posait surtout des questions aux hommes et aux femmes et renvoyait aux racines, alors que Zeghoudi se montre drôlement sûr de ce qu’il y a à démontrer. La volonté de démontrer, de dire ou de dénoncer prive un spectacle de richesses potentielles qui ne sont accessibles que par la recherche. Ce n’est pas en sachent d’emblée quel sera le point d’arrivée qu’on fabrique les meilleures pièces. Il faut savoir se perdre pour éviter la perte de soi.

Thomas Hahn

www.faizal-zeghoudi.com

www.letempsdaimer.com

 

Le Temps d’Aimer la Danse, Biarritz, Le Casino, 14 septembre 2015

 

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