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« Cantate / 2 » par Louis Barreau

Singulière démarche, truffée de références et d'une jubilatoire finesse, que ce qui dépasse largement une simple mise en danse de Bach. Avec quelque chose d'une profondeur très Post-modern !

A voir marcher d'un pas régulier, immuable, visage impassible, obstinément en rond, autour d'une rosace dessinée au sol, les deux interprètes, Thomas Regnier – impeccable– et le chorégraphe lui-même de ce Cantate / 2, quelque chose plane d'Andy De Groat (la partie centrale de Swan Lake, 1982), si ce n'est qu'il s'agissait d'un trio et qu'au fracas du chorégraphe américain le jeune français a préféré le silence. C'est aussi agaçant dans le second cas que dans le premier, et le but est atteint pareillement dans le déceptif. Les spectateurs de De Groat attendaient Tchaïkovsky et affrontaient Talking Head, ceux de Barreau attendent Bach et n'entendent rien… La pièce commence ainsi, et comme ça dure, ça crispe… Mais le projet tient dans cette crispation qui se lève, comme une soudaine libération, dès que la musique du Cantor de Leipzig (Bach a quand même occupé le poste 27 ans, vu sa productivité, c'est une donnée) commence.

Car le projet de Louis Barreau tient dans ces deux éléments, une phénoménologie de l'écoute (une manière de répondre à un « qu'est-ce que je vois dans ce que j'écoute ? ») et la confrontation avec un corpus qui provoque le vertige et partant, déstabilise.

Cantate / 2 relève d'un projet à la Perec (La Tentative d'épuisement d'un lieu Parisien publié en 1975 tente de « tout » dire par l'écriture de la Place Saint-Sulpice). Louis Barreau, lui, a choisi Bach. Il explique : « mon intention est bel et bien de poursuivre la construction de cette série chorégraphique « jusqu’à la fin de ma carrière », c’est-à-dire, en d’autres termes, jusqu’à ce que j’arrête de faire ce métier — si tant est que cela arrive un jour —, ou, plus mélodramatiquement, jusqu’à ce que « mort s’en suive » ! L’idée est de concevoir une nouvelle cantate tous les trois à quatre ans environ, plus ou moins en fonction de l’activité et des autres créations en parallèle. Cantate / 3 ne sera pas la prochaine création, il y en aura une autre avant, en-dehors de la série, puis on fera probablement ce troisième épisode… » Projet fou, (il y a plus 224 cantates conservées, plus une soixantaines de cantates profanes !) mais bien dans l'esprit « post-modern » d'une œuvre concept où la démarche a autant de valeur que l'œuvre présentée. Le spectateur face à Cantate / 2 y voit la façon dont le chorégraphe induit l'écoute, mais s'il connaît le projet, cherche comment, sur la durée, la composition pourra se renouveler sans se redire (un côté « c'est fait !»).

quand la marche amène soudain Louis Barreau au centre de la rosace, la danse s'impose. Elle va suivre les parties de la cantate et épouser son alacrité. Composée pour le premier dimanche de l'Avent, la partition offre un chœur d'une exaltation certaine que la danse traite avec un humour distancié très fin et pince sans rire. La chorégraphie joue aussi des reprises et redites que Bach utilise avec génie (un genre de cut off – le système de collage de l'écrivain William S. Burroughs- imposé par le rythme des commandes de l'office luthérien à Leipzig !). Les patterns gestuels, structurés entre eux reviennent, se combinent avec une fluidité qui vaut référence à Lucinda Childs. Mais, au détour fugace d'un relevé sur demi-pointe coupé derrière, d'une quatrième préparation d'un demi-tour en arabesque, d'une cinquième entre-aperçue, Louis Barreau joue aussi avec la taxonomie académique, fouillant dans la relation à cette partition au cœur du corpus de la musique « baroque » quelque chose de notre « classique »… Très post-modern décidément d'autant que cette forme « sous contrainte » s'en joue avec distance, en particulier dans les arias du ténor, incarnées par chaque danseur, qui, de coups de tête appuyés en lancés de bras, personnifient la composition chorégraphique qui sans être contrapuntique comme celle de Bach, suit néanmoins des règles strictes d'entremêlement des voies (voix) du mouvement.

Cela pourrait tomber dans une certaine affectation si le choix de l'enregistrement ne conduisait à « entendre » la danse différemment. Louis Barreau, pour être le fils caché d'Andy De Groat et de Lucinda Childs, ne cache pas sa dette artistique à la Jeune Danse des 90'… Avec une jolie autodérision, il avoue volontiers être né beaucoup trop tard et être un vrai chorégraphe des années 1980. Ici, le travail sur l'écoute à travers la danse rappelle celui qu'Odile Duboc avait mené dans Trois Boleros (1996), le choix de l'enregistrement étant un composant essentiel de l'expérience de vision… Ici, la très singuliere conception de Christoph Spering avec le Chorus Musicus Köln et Das Neue Orchester, enregistré en 2016 donne une profondeur étonnante, jouant de réverbérations quasi spectrales presque inquiétantes. Et quand vers la fin, après le dernier récitatif, les deux danseurs passent au sol, avec une justesse dramaturgique confondante, la lumière bascule pour « ouvrir » deux espaces en fond de scène (évidemment, c'est une mise en lumière de l'imparable Françoise Michel) et un doute sur cette joie légère ressentie au début s'instille. La distance post-modern cache toujours quelque chose de l'angoisse du gouffre…

En espérant que Louis Barreau puisse cependant proposer, un jour, Cantate / 30… Ambitieux, non ?

Philippe Verrièle

Vu le 16 mars 2024, 104, Paris, dans le cadre de Tremplin danse dans le Séquence Danse Paris.

 

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