« Requiem – la mort joyeuse » de Béatrice Massin
Partir du Requiem de Mozart pour imaginer un spectacle de danse débordant d’énergie vitale : c’est le pari osé de Béatrice Massin !
Il est significatif que les commentaires insistent autant sur le sous-titre de ce nouvel opus de la chorégraphe : « la mort joyeuse »… C'est juste mais c'est oublier que l'œuvre est d'abord celle d'une inexorable disparition que traduit superbement la scénographie et un rapport à une certaine tristesse fringante nourrie de culture mexicaine, à commencer par ce danzon qui répond à Mozart.
Avec une communication laissant largement place à l'iconographie mortuaire mexicaine et un sous-titre en forme d'oxymore – la mort joyeuse – la création de Béatrice Massin pourrait laisser croire à un propos philosophico-éthologique à base de « la mort n'est rien » et de rituels macabres détournés.
Cette simplification ne trahit pas le fond, mais ne lui rend pas vraiment justice car cette création pour un vaste effectif (12 danseurs), très fidèle aux exigences de composition de la chorégraphe, tient d'abord dans une structure très définie et – on aurait envie d'écrire comme toujours – dans son rapport à la musique. Certes la proposition est un peu plus complexe que d'habitude, mais pas vraiment différente. Disons que, si la musique structure aussi puissamment ce Requiem que les autres pièces de Béatrice Massin, cela tient plus à la très singulière interprétation qu'en fait l'iconoclaste Teodor Currentzis qu'à la partition de Mozart elle-même.
Galerie photo © Laurent Paillier
Le Requiem de Mozart resta inachevé, soit, et le travail de l'élève et ami du compositeur, Franz Xaver Süssmayr fut de terminer l'œuvre à partir des esquisses et indications et aussi confidences de Constance, veuve Mozart ; incertitudes sur la partition qui ont fait le miel de générations d'exégètes en particulier « historiquement informés ». Or l'estampillé « bad boy » de la musique classique Teodor Currentzis défraya la chronique, en 2010, en proposant une lecture pour le moins décapante et très éloignée des atermoiements musicologiques. Il choisit simplement la version Süssmayr, mais troussée avec une énergie et une pulsation qui dissipent toute morbidité. Un genre de requiem-résurrection, agité de secousses et qui donne envie de courir et sauter (et pour être juste, de sursauter de temps en temps, ne serait-ce qu'à cause de changements de dynamique sonore assez acrobatiques, du pianissimo à la limite de l'audible, au forte triple ou quadruple…) Dès ce choix, Massin indique quelque chose de ce qui va suivre. On sait depuis le Trois Boléros de Duboc (1996), que de l'interprétation musicale procède une phénoménologie de la danse…
Or cela commence dans le silence, des danseurs portant des chasubles chamarrées, courant, couvrant le plateau par accumulation jusqu'à une immobilité qu'interrompt la musique relance le mouvement à partir des bras, très « baroques ». Le flux de la danse pourrait sembler se satisfaire de lui-même. Les danseurs prennent la diagonale, se rencontrent en groupe de trois ou quatre, font masse, ligne, groupe. La danse s'emporte de plus en plus jusqu'à des sauts comme d'exultation en s'ajustant à un requiem qui swingue et balance musicalement. Une fête, sinon le rappel de l’inexorable qui pèse sur la légèreté.
Car, couvrant le fond de scène une vaste étendue entre le beige et le sable, sur le tapis, des traces comme celles que laisse parfois la mer sur une grève… Sans autre indice, sans insister, le décor impose sa force. La vidéo de Yann Philippe va suivre la montée de la marée qui, de la ligne bleue et ténue qui se remarque à peine dans le monochrome initial, déborde jusqu'au bord de plateau, sous les pas même des danseurs, quand la pièce s'achève ; renvoyant à un entretien de Christian Bobin cité par la chorégraphe : « Chaque séparation nous donne une vue de plus en plus ample et éblouie dela vie. Les arrachements nous lavent. Tout se passe dans cette vie comme si nous devions avaler l’océan. Comme si périodiquement nous étions remis à neuf. »
Ainsi le mouvement, nourri de la taxonomie baroque, construit comme un flux ininterrompu à l'intérieur des séquences du Requiem et respectant leur déroulement et développant des thématiques sur quelques patterns sélectionnés (sauts dans le Sanctus par exemple, mais encore chaînes, lignes, etc. selon les parties), répond à ce flux inexorable et marin. Le tout dans un balancement qui fait écho à celui de la direction de Currentzis et exprime quelque chose de profondément vivant. Une vie exaltante jusque dans son terme, mais un terme inévitable ; cet apprivoisement de la mort qui renvoie à cette fréquentation du macabre joyeusement transgressif de la culture mexicaine à laquelle répondent les broderies des costumes et, à la fin, l'irruption d'un danzon, ici celui composé par Arturo Marquez, et qui accompagne les danseurs se figeant doucement tandis que la mer a gagné toute la scène sous leur pas.
Le mix musical n'a rien de scandaleux, Currentzis pratiquant volontiers l'exercice au cours de ces concerts ; tout au plus peut-on regretter que l'interpénétration ne soit pas encore plus forte entre Mozart et Marquez traduisant cette jubilation malgré l'irrémédiable. Déjà Daniel Larrieu pour sa pièce Cenizas (2001) avait souligné cette pénétrante tristesse gaie du danzon, danse cubaine acclimatée au Mexique où elle s'est imposée. Et Cenizas signifie « cendres »… Comme ici pour la fin douce et triste d'une belle pièce.
Philippe Verrièle
Vu le 17 novembre 2022 à L’Azimut / Théâtre de La Piscine de Châtenay-Malabry.
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