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« L’Enfer », de Aurélien Richard

L’Enfer c’est les autres, disait Jean-Paul Sartre dans Huis Clos. Pour Aurélien Richard, c’est d’abord et surtout le corps de l’autre.

Après Paradis, créé en 2017, le musicien et chorégraphe Aurélien Richard s’attaque à L’Enfer. Ce dyptique, auquel ne manque plus que le Purgatoire, rend explicitement hommage à la Divina Commedia de Dante. Les neuf cercles du poète italien sont ici symbolisés par neuf figures de femme incarnées par une seule et même interprète, Yasminee Lepe-Gonzalès. Cette dernière livre une performance - à tous sens du terme - époustouflante qui tient du théâtre, de la danse, du mime et du transformisme, et touche à l’essence même de la présence scénique.

Pour rendre l’enjeu encore plus impressionnant, les neuf personnalités convoquées dans cet étrange tribunal des âmes sont, dans leur art respectif, de véritables icônes. Mais aux yeux du chorégraphe, le panthéon qu’elles composent n’est pas tant celui du talent que celui de la sublimation de la souffrance. Toutes ont payé dans leur chair et dans leur vie l’accomplissement qui fut le leur, que ces sacrifices soient liés aux exigences propres de leur métier ou qu’ils prennent la forme d’un destin fatal. Chaque nouveau personnage donne lieu à une forme et une représentation particulières.

Bouche largement ouverte, sourire plaqué et gestuelle appuyée, Yasminee Lepe-Gonzalès ouvre cet étrange bal avec la chanteuse lyrique Cathy Berbérian. Entre exagération comique façon Castafiore et précision saisissante du play back, sa prestation finement ambivalente rend justice à l’immense prima donna, qui mourut prématurément d’un cancer du sein.

C’est Romy Schneider, visage de la passion et de la souffrance, qui ferme le cortège dans une sobre image filmée sur un écran en fond de scène. Entre les deux se succèdent Bronislava Nijinska, Nana Mouskouri, Brigitte Bardot, Ghislaine Thesmar, Anna Karina, Amy Winehouse et Sarah Kane. Vivantes ou décédées, toutes ces stars ont fait de leur corps le lieu de leur passion, au sens mystique du terme.

Pour faire successivement apparaître ces différentes figures, Yasminee Lepe-Gonzalès se livre à un extraordinaire travail gestuel, dans un exercice de possession et de dépossession ordonné par une chorégraphie aussi subtile que précise. Elle passe d’un rôle à un autre quasiment à vue, avec pour seuls accessoires une perruque, une chaise et quelques costumes.

Les neuf cercles de l’enfer de Dante sont aussi son propre chemin de croix tant, à chaque fois, elle semble abandonner une part d’elle-même, se vidant peu à peu de sa substance vitale jusqu’au très cinématographique cut final.

De cette galerie de portraits, le plus réussi est à notre sens celui d’une actrice. Jouant avec l’espace et le regard des spectateurs comme avec l’objectif de la caméra, Brigitte Bardot en même temps se dérobe et s’offre aux regards. Accompagnant l’exaspération du désir, la sublime musique de Georges Delerue, en fond sonore, souligne la solitude de ce corps traqué. L’enfer, décidément, c’est les autres.

Isabelle Calabre

Vu le 12 octobre 2018 au théâtre La Reine Blanche à Paris

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