« Frontières de l’invisible » de Syhem Belkhodja
Danseuse et chorégraphe du Sybel Ballet Théâtre depuis 1985, la tunisienne Syhem Belkhodja a fondé en 2002 l’association Ness El Fen à Tunis, ouvert l’école des Arts et du cinéma ainsi que le centre méditerranéen de danse contemporaine. Elle est aujourd’hui à la tête de quatre festivals (Tunis capitale de la danse, Festival international du film documentaire Doc à Tunis, Mode et Design de Carthage, Al-Kalimat, le Marathon des mots) et de deux écoles.
En 2013, Syhem a initié et dirigé le projet El Fabrica, laboratoire de formation et de création en danse à travers dix régions de Tunisie. Près de cent jeunes qui en ont bénéficié ont présenté leur travail lors du festival Tunis capitale de la danse 2016.
C’est dire à quel point elle connait parfaitement bien la jeunesse tunisienne et les effets induits par les suites de la révolution de Jasmin. D’où cette création des Frontières de l’invisible au Pavillon Noir, chez Angelin Preljocaj, qui relate les errances, les horreurs et la quête de liberté de jeunes adultes. La pièce débute dans le noir où des hommes et des femmes munis de lampes torches suivent des chemins balisés. Certains sont maltraités, d’autres se faufilent pour passer ce que l’on devine être une frontière. Il y a des hurlements et des histoires dramatiques qui se racontent. Ils tombent, titubent, rampent, s’élancent dans une ambiance glauque très réellement dessinée.
On comprend aussi qu’à travers ces barrières et ces interdits, la plupart de ces jeunes gens cherchent un être cher. Un frère, un mari, un amant, un père, parti. Mais parti où ? Faut-il attendre ? Qu’est-il devenu ?
Comme le souligne Syhem, après la révolution arabe, huit mille jeunes tunisiens sont partis en Syrie, Irak et Lybie. « Ils ne savaient plus qui ils étaient, avaient perdus leurs repères, leur identité et étaient donc une proie facile pour les recruteurs ». Et justement, si ils tentent de revenir après avoir compris qu’ils se sont fait enrôler dans un monde proche de l’enfer, qui sont-ils ? Des hommes qui ont trahi leur pays, des indésirables. Et si il reste, comment gérer les horreurs qu’on leur impose ?
Et la place de la femme dans tout ça ? Des scènes violentes comme cette syrienne qui crache au visage d’un homme pour lui prouver qu’elle est indépendante et non soumise à sa loi. Celle qui est enceinte, seule, avec ses souvenirs pour tout bagage.
Et d’un seul coup, les danseurs reviennent vêtus de robes et costumes blancs. Un magnifique duo d’amoureux tranche avec les scènes précédentes. L’air devient plus respirable, il y a de l’espoir, de la vie, de l’humour, de l’amour et une union.
Du jeu aussi lorsque le groupe de femmes rejoint celui des hommes pour entamer un émouvant chant arabe. Oui, la jeunesse est vivante, elle veut remettre bout à bout tout ce qui a été disloqué. La danse peut éclater dans un feu d’artifice joyeux. Une danse expressive grâce à des interprètes tunisiens qui possèdent tous une belle personnalité.
Puis les douze danseurs serrent la main du public et terminent cet opus avec un salut fraternel qui signifie, merci de nous avoir écouté. Respect !
Galerie photo © Jean-Claude Carbonne
« Depuis 2011, nous avons gagné une dignité et la liberté. Dans le début « Des Frontières de l’invisible » on propose un passeport pour la mort et finalement je propose un passeport pour la vie » raconte Syhem. Et lorsqu’on lui fait remarquer que la progression dramatique est à l’envers, c'est-à-dire le noir vers le blanc, de l’horreur vers la joie, elle répond : « C’est exactement comme l’écriture arabe ».
Entre danse, chant et paroles en arabe et en français, cette pièce sensible et émouvante de vérité d’un paysage après désastre, de rêves brisés et de lambeaux d’allégresse, prouve à quel point un peuple est capable de renaitre de ses cendres bien que des rouages risquent de le mettre en péril.
Sophie Lesort
Vu au Pavillon Noir, Aix-en-Provence
Frontières de l’Invisible
chorégraphie et scénographie Syhem Belkhodja.
Musiques Zein Abdelkafi.
Lumières Erika Sauerbronn
Danseurs : Nour Mzoughi, Feteh Khiari, Inés Nasri, Farah Zhiri, Hajer Belaïd, Wael Mansour, Houssem Bouakroucha, Mariem El Bormi, Mohamed Ali Cherif, Ahmed Ben Abid, Louay Chakroun, Jihed Blagui
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