« Etoile(s) » de Dorothée Gilbert, et « Une vie en pointes » de Ghislaine Thesmar
Deux danseuses, deux vies, deux générations.
Alors que l’autobiographie de Ghislaine Thesmar, parue l’an dernier, vient d’être couronnée du prix Georges Bizet qui récompense chaque année un ouvrage lié à la danse ou à l’opéra, Dorothée Gilbert publie un beau livre retraçant son parcours, illustré des très belles photos de son époux James Bort.
Leurs origines n’ont rien de commun : grande bourgeoisie et exotisme pour l’une, classe moyenne toulousaine pour l’autre. Leur carrière non plus, à ceci près qu’elles ont toutes deux été étoiles de l’Opéra de Paris. Mais Ghislaine Thesmar et Dorothée Gilbert partagent néanmoins une valeur essentielle, l’amour de la danse, et son indispensable corollaire, celui du travail, sans lesquels rien n’aurait été possible. Entre la fillette choyée de petits entrepreneurs en textile du quartier des Minimes, inscrite à six ans à son premier cours de danse, et l’enfant livrée à elle-même d’un père diplomate et d’une mère intéressée par son couple plus que par sa fille, connaissant dès son plus jeune âge la vie d’exilés de luxe du personnel diplomatique, circule une semblable énergie qui les mènera l’une comme l’autre jusqu’au bout de leur rêve.
A cet égard, le premier chapitre du livre de Dorothée Gilbert est emblématique. Intitulé « La danseuse au pied troué », il relate comment, à vingt-quatre ans, une fracture de fatigue du deuxième métatarse faillit mettre fin à sa carrière, et la contraignit à rester de longs mois immobilisée puis claudicante. Un défi que cette battante qui avait, dès sa naissance prématurée et fragile, lutté pour « résister », releva haut la jambe à force d’efforts et de volonté. Depuis onze ans, elle danse donc sur un « pied troué », ce qui ne l’a pas empêché d’incarner certains des plus beaux rôles du répertoire.
Ghislaine quant à elle est gauchère, un handicap particulièrement pénalisant pour les pirouettes et les tours. Lorsqu’elle décide à quatorze ans de faire de la danse sa vie, elle devra en outre compenser en accéléré les insuffisances d’une formation initiale erratique, liée aux nombreux changements de résidence de ses parents.
Alors que pour entrer à l’Opéra, la première suit la voie la plus droite - concours de l’école de danse, scolarité à Nanterre, admission dans le corps de ballet puis montée en grades successifs jusqu’à sa nomination d’étoile en 2007 -, la seconde emprunte les chemins de traverse avant son entrée dans la troupe directement au grade d’étoile en 1972. Née à Pékin, grandie à Cuba où elle prend ses premiers cours à cinq ans avec Cuva Martinez, la sœur d’Alicia Alonzo, elle suit ensuite durant une parenthèse parisienne la classe d’Eugène Ponti, grand sujet à l’Opéra, puis reçoit une formation de qualité au conservatoire de Casablanca auprès de Sonia Bessis, ex danseuse de l’Opéra Comique, qui avait été l’élève de Léo Staats et Gustave Ricaux. Celle-ci encourage sa protégée à présenter le concours du Conservatoire de la rue de Madrid, où elle entre à quinze ans, tout en prenant en parallèle des cours avec Solange Schwarz et Maître Brieux. Son récit permet de retrouver plusieurs personnalités côtoyées alors par la jeune ballerine, de Jacques Garnier à Félix Blaska et de Noëlla Pontois à Brigitte Lefèvre.
A dix-sept ans, elle danse au sein des Grands Ballets du Marquis de Cuevas, puis participe aux tournées des Jeunesses musicales de France, aux côtés d’un certain Pierre Lacotte qui deviendra son mentor et son mari. Avant et après, il y aura aussi les galas avec Noureev, une saison londonienne engagée par Marie Rambert, le partenariat fidèle et fructueux avec Michaël Denard, ses collaborations avec Roland Petit ou avec les Grands Ballets Canadiens, les rencontres de Robbins, de Balanchine, son interprétation de La Sylphide remontée par Pierre Lacotte… Bref un précieux témoignage du monde de la danse dans la seconde moitié du 20esiècle.
Plus intime, le propos de Dorothée Gilbert n’en est pas moins intéressant, bien au contraire. On apprécie ainsi de pouvoir mieux connaître une danseuse mais aussi une femme qui ne cache rien de l’adolescente qu’elle fut jadis, complexée par son physique ( ! ) ou désespérée à l’idée de ne jamais trouver d’amoureux. On apprend au passage qu’elle fut brièvement mariée à Alessio Carbone, avant d’épouser le photographe James Bort, père de sa fille Lily. On partage son bonheur d’être mère, son amour pour ses parents, son rapport à son corps, ses prises de rôle, et tout ce qui a construit la grande artiste qu’elle est devenue. Rythmé par de très beaux clichés pleine page, son livre donne au lecteur l’impression de se glisser incognito dans son quotidien.
Assurément un beau cadeau pour tous les amateurs de danse, et au-delà, pour tous ceux qui sont curieux de comprendre de l’intérieur la vie d’une danseuse étoile.
Isabelle Calabre
Etoile(s), Dorothée Gilbert, collection Documents, Cherche midi, 29 €.
Une vie en pointes, Ghislaine Thesmar, Odile Jacob, 22,90 €.
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