Biennale de Lyon : une grande pièce d'Olivia Grandville – Entretien
Combat de Carnaval et Carême a encore été peu vue depuis sa création la saison dernière. La chorégraphe Olivia Grandville expose les enjeux de cette grande pièce crépitante, sur le qui-vive, inspirée du tableau de Bruegel.
Danser Canal historique : quel est l'intérêt de s'inspirer d'un célèbre tableau du maître flamand Bruegel ? Selon quelles modalités ? S'est-il agi d'y puiser un thème, une couleur d'ensemble ? Ou plus directement d'en retranscrire des gestes, ou une composition ?
Olivia Grandville : Dans ce tableau, composé de manière circulaire, Bruegel montre deux cortèges, celui du carnaval, et celui du carême. Ils vont se croiser, finalement sans s'affronter. L'un va se substituer à l'autre. Tous deux vont continuer leur chemin. Et cela va se poursuivre en boucle. Il s'agit d'une performance du temps, qui orchestre des oppositions fortes (le païen et le religieux, la dépense et la privation, le catholicisme et le protestantisme, etc). Toutes ces luttes continueront. Le monde ne cessera jamais de marcher sur la tête ! Ce tableau comporte cent-soixante personnages, c'est une mine chorégraphique. Il me fallait remettre des gens en mouvement, quand auparavant ma pièce Le cabaret discrépant parlait de fin de l'oeuvre, de mort de l'art nécessaire pour faire place à un corps à venir. Ce corps à venir ne sera pas le mien, qui est déjà fait d'une accumulation de savoirs chorégraphiques. Il fallait confier cette pièce à de jeunes interprètes, danseurs ou pas, défricheurs d'avenir. Mais surtout ne pas le faire en écrivant de la danse de mon côté, pour ensuite la faire danser par d'autres corps – c'est un principe que je continue de rejeter.
Les interprètes de Combat de Carnaval et Carême ont traversé les personnages du tableau de Bruegel. Ils se sont appuyés sur ces formes pour en faire du mouvement comme ils l'ont voulu, en fonctions des personnes qu'ils sont, du contexte, du groupe, de l'actualité. Le tableau est un outil chorégraphique, qui autorise une explosion d'humeurs, de traits, d'attitudes, de situations fictionnelles, d'actions.
Il faut également préciser que je me suis inspirée d'un autre artiste, le vidéaste Aernout Mik, lui totalement contemporain, mais qui m'a semblé faire écho à Bruegel. Mik compose d'étranges images de personnes et de situations qui ont l'air tirées d'événements d'actualité, alors qu'il les compose comme des fictions. Les corps contemporains de Mik, et ceux de Bruegel, paraissent tuilés, à cinq siècles d'écart, dans le mouvement incessant du monde.
DCH : Les danseurs de cette pièce reçoivent en direct des instructions par transmission audio. Quel est l'intérêt de ce procédé ?
Olivia Granville : Plutôt que d'instructions, je parlerais d'impulsions. Par ce canal sont transmises quantité d'indications qui seraient très difficiles à mémoriser par les danseurs. Par exemple, il peut s'agir de connexions entre musique et espace, qui seraient infernales à écrire et à compter. En captant cela en direct par transmission audio, les danseurs sont comme affranchis de cette préoccupation, et d'autant plus disponibles pour s'investir pleinement dans leur interprétation, depuis leur propre vécu de la situation. Il ne s'agit pas d'improvisation, la partition d'ensemble est assez fortement écrite. Il s'agit d'un procédé qui permet avant tout de réagir, au lieu de reproduire. Notez aussi que c'est une façon d'éviter de transmettre un modèle de mouvement que j'aurais élaboré préalablement et qu'il leur faudrait imiter.
DCH : Vous avez engagé dans cette pièce un effectif important de dix danseurs. Présentent-ils quelques traits communs ?
Olivia Granville : Toute mon histoire dans la danse me conduit à rejeter les corps formatés, et à vouloir travailler avec des gens, des personnes, comme disait Dominique Bagouet. La diversité est la marque première de cette distribution, où la justesse de la présence, la franchise de l'investissement, priment. Cette pièce a été créé en défiant un terrible manque de moyens. Nous ne disposions que de quatre semaines de studio, pour une pièce longue, variée et dynamique, de dix interprètes. En audition, j'ai dû être très ferme sur le principe que seuls pourraient la danser ceux qui en ressentaient une profonde envie. Cette implication se retrouve sur le plateau, semble-t-il.
DCH : En acceptant des moyens de production aussi réduits, n'avez-vous pas effectué la démonstration, politiquement dangereuse, qu'on peut réussir de très belles œuvres avec très peu de soutiens ?
Olivia Granville : Cette pièce est très particulière, puisqu'elle est animée d'une exubérance carnavalesque, une sorte d'explosion du mouvement, une dépense immédiate. La faiblesse de ses moyens de production a pu correspondre assez bien avec cette urgence qui la sous-tend, dans son parti esthétique. Mais il serait stupide et abusif d'en tirer une leçon générale. J'ai connu une autre économie du spectacle – et d'ailleurs, de la vie en général – et je sais trop bien, grâce à cela, l'importance du temps long.
DCH : Très dansée, Combat de Carnaval et de Carême pourrait être perçue par certains comme emblématique de ce qu'ils appellent un "retour à la danse qui danse". Or vous avez beaucoup oeuvré à des projets qui travaillaient à l'opposé de cela, dans la déconstruction de la représentation chorégraphique. Seriez-vous en train d'effectuer un revirement ?
Olivia Granville : Cela me paraît incroyablement étriqué de réfléchir en termes de phases cycliques, avec retour sur la précédente. Ma grande question aura toujours été que la danse se suffise à elle-même, qu'elle réfléchisse à son articulation dans le champ de l'esthétique et de la pensée en termes de devenirs, de complémentarités, de débordements, de liens à inventer – et non en termes d'art mineur, dépendant, cherchant des béquilles. Il me semble que la danse a en propre la capacité de brasser aussi bien des approches très savantes qu'un vécu plus immédiat et largement partagé. C'est cette idée très ouverte de la danse, qu'il m'importe de travailler, en y cherchant avant tout une puissance poétique, et non la facilité de plaire et d'éblouir en bougeant beaucoup.
Plutôt que de penser en quantité de mouvement – qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? – il me semble qu'une question réellement pertinente serait de considérer que c'est le plateau qui est devenu obsolète, le plateau où se produit le spectacle, dans sa conception actuelle. La danse est beaucoup plus vaste que le plateau sur lequel elle reste, le plus souvent, obligée de se tenir.
Recueilli par Gérard Mayen
Olivia Grandville. Combat de Carnaval et de Carême. Mercredi 21, jeudi 22 septembre, 19h, Théâtre de la Croix-Rousse. 32€ (28€, 16€). www.biennaledeladanse.com
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