Add new comment
Entretien Jean-Guillaume Bart
À l'occasion de la reprise de La Source, à l'Opéra de Paris, nous avons rencontré Jean-Guillaume Bart, le chorégraphe qui a eu l'audace de recréer cette pièce tombée dans l'oubli...
Danseur étoile de L'Opéra national de Paris, Jean-Guillaume Bart a fait un parcours parfait : débutant à l'Ecole de danse à l'âge de 10 ans, il entre cinq ans plus tard dans le Ballet, en 1988. Promu Sujet en 1991 et premier danseur cinq ans après, il est nommé Étoile en 2000. Jean-Guillaume Bart, artiste longiligne, élégant , sobre, a tout du danseur noble, et il dansera tous les rôles du répertoire classique et néo-classique, jusqu'à ce que de méchantes douleurs l'obligent à mettre fin à sa carrière d'interprète en 2008, à l'âge de 36 ans. Pas vraiment par choix. Mais cette porte refermée lui en a ouvert d'autres, celle de la pédagogie (en enseignant dans le Ballet de l'Opéra ainsi qu'au Conservatoire National Supérieur de Paris) et celle de la chorégraphie. Bart est l'un de ces danseurs avant tout soucieux de conserver et développer le vocabulaire classique, et il se tient à cette ligne, sans se laisser emporter par des influences contemporaines. Passionné par le style chorégraphique et la musique du XIX ème siècle, il est « le » jeune danseur français qui a su prendre la relève d'un Pierre Lacotte dans la transposition des œuvres d'hier, aux goûts d'aujourd'hui.
La Source , crée en 1866 est un ballet qui s'était tari. Qu'aviez-vous en main, lorsque vous commencez à vous y intéresser ?
Il restait très peu de choses. Le ballet était très vite tombé dans l'oubli, mais la musique de Léo Delibes a inspiré de nombreux chorégraphes par la suite. Léo Staats l'a utilisé pour Soirs de fête, que j'avais dansé à l'Ecole de Danse et j'avais beaucoup aimé cette musique. L'intimité du romantisme me parle et dans La Source il y a un côté éclatant mais aussi intime. Lors de mes recherches dans les archives de l'Opéra, en consultant notamment le violon-répétiteur, qui est censé noter beaucoup d'éléments, j'ai trouvé bien peu trouvé de choses.
En quoi le tableau de Degas , qui est la première toile de danseuse qu'il peint, a pu vous inspirer?
Ce tableau a été un élément clef pour le personnage de Nouredda. Le jeune femme y est très songeuse et méditative et ce sentiment, c'est la clef de voute du ballet . Dès le début du livret, elle pressent que cette transaction dont elle doit faire l'objet ne lui permet pas de savoir ce que sera son avenir.
Quelle est l' origine de La Source ?
L'histoire de ce ballet est intéressante. Il a été crée en 1866 pour l'Exposition Universelle de 1867. Le livret impliquait qu'il y ait de l'eau sur scène, ce qui était exceptionnel pour l'époque. Mais c' était aussi un prétexte pour mettre en avant les innovations industrielles de l'époque telle que l'eau courante, qui commençait à se répandre dans la capitale. Léo Delibes (Coppélia, Sylvia, Lakmé...) était très jeune, encore second chef de chant, et l'on n'a pas osé lui confier l'ensemble de la partition à composer. On a donc demandé à Ludwig Minkus (futur compositeur de Don Quichotte et La Bayadère) de l'épauler en faisant le premier acte et le dernier tableau, et Delibes a fait le deuxième acte et le premier tableau du troisième acte. La partition de Delibes a eu beaucoup de succès, car on pouvait chanter ses mélodies.
Diriez-vous que ce monde réel et ce monde des esprits qui cohabitent dans La Source sont dans la droite ligne des ballets romantiques ?
Oui, sauf que dans La Sylphide et dans Giselle, c'est l'homme du monde réel qui tombe amoureux de l'esprit irréel, alors qu'ici, c'est l'inverse. Nous sommes donc déjà dans l'ère post-romantique, dans l'ère industrielle, l'ère du génie technique. Certaines personnes me disent que le personnage de Naïla est juste un rêve. Pourquoi pas, mais pour moi, elle se matérialise face à lui, car elle le connaît. Elle a confiance en lui, elle est la fée qui apparaît mais n'est pas visible par tous.
Il y a un joli personnage qui est Zaël, l'elfe...
Oui, c'est un peu le Puck du Songe d'une Nuit d'Eté de Shakespeare. Il était d'ailleurs interprété , à la création, par une femme. Djémil était un personnage très mimé car Louis Mérante, le créateur du rôle, ne dansait plus. J'ai rajouté des extraits musicaux pour les pas de deux, et j'ai voulu redonner leurs lettres de noblesses aux danses masculines.
Nadejda Loujine (professeur de danse de caractère) m'a vraiment éveillé sur la richesse des danses caucasiennes, si différentes des danses slaves que l'on connaît. Elles sont très riches en symboles, avec des références très particulières. Ainsi, les mains des hommes sont, pour certaines danses, comme les serres des aigles, les femmes illustrant davantage les forces fluides de la nature...
Un mot sur les costumes de Christian Lacroix, qui sont d'un bon goût jamais outrancier..
Oui, et j'ai été très présent, pour chaque essayage, chaque séance. Il a fallu parfois freiner les choses car Christian Lacroix avait une grande envie de « toujours plus », mais l'abondance devenait un poids pour les danseurs, et Christian l'a très bien entendu. Nous avons collaboré en bonne intelligence.
Venons-en à votre propre parcours. Vous avez arrêté de danser relativement jeune, à 36 ans.
Oui pour des problèmes de santé. Je souffrais d'arthrose au niveau du pied. Pendant des années, j'ai dansé avec ces douleurs, j'ai essayé de passe outre en changeant ma manière de danser, mais au bout d'un moment, le corps a parlé. Cela devenait vraiment trop difficile de vivre et de danser avec. J'ai préféré laisser ma place à quelqu'un d'autre.
C'était un acte courageux ?
Oui, je pense que c'était assez courageux et en même temps, je n'avais pas d'autre alternative. Je ne voulais pas faire les choses à moitié, ce qui me ressemble aussi.Ce fut une décision très difficile à prendre et même à faire comprendre, car certaines personnes ne concevaient pas que je puisse renoncer à danser, sauf à faire un caprice. Mais lorsqu'on se lève le matin en ayant mal au pied, et qu'on se demande comment on va finir la journée, cela obscurcit votre quotidien et détruit le plaisir de danser. Pour moi, ce n'était donc pas du courage, c'était une évidence. Toute personne souffrant dans son corps sait ce qu'est qu'une douleur lancinante qui, dans chaque geste se rappelle à vous. Même mon humeur a changé du tout au tout lorsque je me suis arrêté. Ce fut donc une sorte de soulagement.
Vous êtes à l'opposé d'un Rudolf Noureev qui dansait constamment, malgré ses blessures, et dans une évidente souffrance physique.
Certainement, mais n'oubliez pas que c'était une époque où l'on ne dansait pas « à jeun ». Rudolf dansait sous amphétamine, et sous cocaïne. On ne peut l'ignorer aujourd'hui. Rudolf était une force de la nature, vous avez vu sa taille, son ossature ? Ses cuisses ? Il était très complexé de danser comme un moujik, il lui a fallu beaucoup d'humilité pour vouloir travailler en fluidité, et apprendre cela aux côtés d'Erik Bruhn. Il a travaillé sur la spirale, il a été inspiré par Cunningham, par Martha Graham, beaucoup de ces mouvements jouent sur cette « torsade », les dévissés, les attitudes renversées, etc… que l’on retrouve dans ses ballets.
Mais vous, comment avez-vous vécu ce recul nécessaire de la scène?
Pendant quelques années , ce fut très difficile de voir certains spectacles. Mais je pense que j'ai enfin fait le deuil. Car il s'agit vraiment d'un deuil. J'ai culpabilisé de n'avoir pu aller au terme de mon mandat de danseur. Je suis parti discrètement. Je n'ai pas eu de soirée d'adieux, mais cela me ressemble. Je n'étais pas un danseur que l'on mettait en avant. Je m'y suis fait. J'ai été nommé derrière le rideau, (sous le mandat d'Hugues Gall, les nominations d'étoile ne se faisaient pas en public), je suis parti derrière le rideau.
C'est une vaste question. Je crois qu'en fait, les deux sont nécessaires. Il faut une part de confiance en soi pour aller en scène, et une part de doutes, pour savoir quand l'on fait fausse route. Et le tout est un équilibre. Quand on danse beaucoup, cet état de confiance se renforce. On est en scène comme on est chez soi.
Ce qui peut devenir dangereux ?
Oui et non. On se sent invincible, et le danger arrive lorsque cela génère du sur-entraînement.
Or, c'est important de faire des breaks, ce que nos dirigeants, nos directeurs de compagnie, nos chorégraphes n'arrivent pas à entendre. Ils pensent que nous sommes des machines à danser, or ce n'est pas vrai. Un danseur a un corps qui est aussi un combustible et il faut absolument savoir le reposer. Je fais très attention à cela avec mes danseurs. Je leur accorde des temps de repos, qui sont autant de périodes de récupération pour manger, s'aérer la tête. Ces temps de relâche, c'est important aussi pour faire surgir des idées neuves.
Vous feriez un très bon directeur de compagnie...
Oh, je ne sais pas, c'est un vaste sujet... D'autant que ce type de poste crée d'autres complications, et ça, je le laisse à d'autres.... Ce qui est sûr, concernant la santé des danseurs, c'est qu'il faut absolument s'intéresser à la reprise des danseurs blessés. Certaines compagnies jouissent d'un environnement médical très important, proposent de la natation, des programmes de cardio ou bien du Pilates, qui permet de faire fonctionner le corps blessé. Lorsqu'on s'arrête, on guérit un point X, mais le reste du corps dort. Ces suivis sont d'autant plus indispensables dans une compagnie où l'on change de styles chorégraphiques constamment. (NDLR : Benjamin Millepied vient d'introduire le Pilates dans les options offertes aux danseurs de l'Opéra de Paris).
Ce respect de son corps, c'est aussi toute une éducation, qui remonte à loin... Est ce que l'on écoute le corps des enfants à l' École de danse de Nanterre?
Je crois qu'on est beaucoup plus à l'écoute des danseurs depuis une quinzaine d'années. La pédagogie a considérablement évolué. Moi, j'ai connu des professeurs qui me disaient : «Allez, force ! Ne t'arrête pas, continue ! ». On m'a mis une ceinture de plomb car on estimait que je n'avais pas assez de mollets. J'ai pris des cuisses, et cela m'a alourdit les jambes. Heureusement, on a beaucoup évolué par rapport à ça. On travaille sur la kinésiologie, l'analyse fonctionnelle du mouvement dansé. Le milieu de la danse professionnelle n'aime pas entendre parler de tout cela, se pensant un peu au dessus de ça, mais l'étude de la biomécanique est très intéressante. Là-dessus, le monde du sport a un temps d’avance sur nous. Dans notre milieu, le danseur doit souffrir, transpirer, se taire. Mais pour moi, travailler ce n'est pas transpirer à tout prix, mais c'est chercher l'endroit où il n'y a plus de contrainte. Et c'est toute la magie du danseur étoile, qui a su où se trouve la clef...
Propos recueillis par Ariane Dollfus.
On peut en écouter une version audio sur www.frequenceprotestante.com
Lire aussi notre critique de La Source : http://dansercanalhistorique.com/2014/12/26/la-source-ballet-de-lopera-de-paris/