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Entretien avec Ambra Senatore – Bilan de dix années à la tête du CCN de Nantes
Ambra Senatore quittera la direction du CCN de Nantes au 1er janvier 2026 après dix ans de présence dans ce lieu, ancienne chapelle consacrée désormais à la danse. L’occasion de faire le point sur l’action de la chorégraphe au sein de cette institution et sur sa riche actualité en cette fin d'année 2025 avec son solo qu'elle présentera à la Maison de la Danse de Lyon, au Théâtre de Vitry et à Nantes.
DCH : Comment revisitez-vous ces dix années de direction au Centre Chorégraphique National, avec le recul d’aujourd’hui ?
Ambra Senatore : C’est une période que je regarde avec beaucoup de gratitude. J’ai l’impression que nous avons bien travaillé, que nous avons su construire un projet collectif, ouvert, généreux. Ce qui me touche, c’est de voir encore aujourd’hui la diversité et la beauté des projets qui ont émergé, et la manière dont le territoire a répondu. Nous avons pu coopérer facilement avec d’autres structures, théâtres, collectivités… C’est une région qui permet ça, qui encourage les synergies, car elle est riche de compagnies chorégraphiques avec lesquelles nous avons pu échanger, être solidaires. Au niveau du Centre chorégraphique — nous avons accueilli de nombreuses compagnies qui se sont installées sur le territoire. Ce n’est pas une période que je relis avec nostalgie, mais avec une forme de joie tranquille. Nous avons travaillé dur, mais dans un esprit collectif, ouvert, généreux. Ce qui me reste, c’est la richesse des projets, la diversité des formats, et surtout cette sensation d’avoir été en lien, vraiment, avec un territoire, des artistes, des habitants.

DCH : Vous insistez sur la dimension collective. Qu’est-ce qui a rendu cela possible ?
Ambra Senatore : D’abord, la présence essentielle d’Érika Hess, directrice déléguée. Nous avons œuvré ensemble. Elle a porté toute la réalisation des projets, tout ce qui n’était pas artistique. J’ai énormément appris à ses côtés, notamment en RH et en administration. Sans elle, tout cela n’aurait pas été possible. Et puis il y avait l’équipe permanente, passionnée et professionnelle. Certaines personnes étaient déjà là, d’autres sont parties ou arrivées, mais toujours avec cet esprit d’ouverture et de confiance.

DCH : La délégation et la confiance semblent avoir été des piliers de votre manière de diriger.
Ambra Senatore : Absolument. Cela ne signifie pas décharger ma responsabilité de direction. Déléguer, c’est faire confiance. C’est accepter que les choses soient faites autrement que ce qu’on aurait imaginé, et que ce soit très bien ainsi. J’ai appris à partir de mon projet, de mon approche à prendre des décisions de manière collégiale, à faire des retours, à analyser collectivement.
DCH : Vous avez souvent évoqué l’importance de la médiation dans votre projet. Pourquoi ce choix ? Ambra Senatore : C’était la raison principale de ma candidature. Je voulais travailler la relation au public, y compris éloigné, varié. J’avais déjà expérimenté cela avec plusieurs théâtres, et j’avais compris à quel point cela donnait du sens à mon métier de chorégraphe. Pour moi, la création et l’action culturelle ne sont pas séparées. Elles se nourrissent mutuellement. La rencontre enrichit le studio de répétition, et vice-versa. Et il est vrai également qu’à mon arrivée à Nantes j’ai bénéficié d’une équipe formidable, rompue à la médiation culturelle.

Certes, il s’agissait d’une personne à la médiation et à la culture chorégraphique, et de deux artistes chorégraphiques qui venaient d’une poétique tout autre que la mienne, puisqu’ils et elles avaient été formés par Claude Brumachon et Benjamin Lamarche, mais peu importe la gestuelle, nous nous sommes retrouvés complètement sur les valeurs éthiques, l’approche humaine, la motivation. Ensuite, ils ont intégré ma gestuelle, mon approche chorégraphique et il y a eu également des intermittents et intermittentes qui ont participé à tout ça.
DCH : Comment décririez-vous la vie quotidienne au CCN ?
Ambra Senatore : C’est une maison vivante. Il y a les artistes en résidence, les équipes de production, les médiateurs, les techniciens, les publics qui passent, les scolaires, les retraités, les curieux … Nous croisions des gens très différents, à des moments très différents de la journée. Les studios sont souvent ouverts, les répétitions accessibles. Certaines personnes viennent régulièrement, suivent les créations, participent aux ateliers. Ils ne sont pas nécessairement nombreux. C’est précieux. Une proximité humaine que je n’ai jamais goûtée avant.

DCH : Quels projets vous ont particulièrement marquée ?
Ambra Senatore : Le festival Trajectoires, bien sûr. Il est né d’une attente forte du territoire, notamment des artistes. Nous avons compris qu’il fallait un temps fort autour de la danse, et nous l’avons fait. Je n’aurais jamais lancé seule un tel projet. Heureusement Erika Hess a porté le festival en fédérant de très nombreux lieux. Le réseau de partenaires s’est élargi chaque année, le public a répondu présent. C’est un événement que nous laissons, et qui, je l’espère, continuera à vivre. Et puis Primavera, un temps de convivialité et de représentations, souvent sur un week-end. Nous y accueillions des compagnies que nous avions soutenues, dans une ambiance chaleureuse, simple, joyeuse. C’était une manière de célébrer les liens tissés au fil des années. Il y a aussi eu les « Promenades », des créations in situ dans le département. À chaque fois, nous arrivions quelques jours avant, nous rencontrions les habitants et habitantes, nous inventions une performance. C’était très ancré, très contextuel.

DCH : Vous avez également mené de très nombreuses actions culturelles dans les quartiers. Quel bilan en tirez-vous ?
Ambra Senatore : Ça a pris du temps, mais nous avons fini par créer des liens, notamment de beaux jumelages avec les quartiers Port-Boyer et Breil qui étaient plus complexes. Ce sont des expériences qui nous ont fait réfléchir, qui m’ont marquée, m’ont obligée à me questionner continuellement, à interroger notre légitimité. Car c’est une occasion de partage, de rencontre pour que chaque participante et participant puisse faire confiance à soi-même et aux autres, pour que tout le monde puisse pratiquer l’écoute, la réciprocité. Ce sont des petites graines que nous essayons de semer pour une société meilleure. Nous n’allons pas changer le monde, mais c’était toujours notre état d’esprit. Mais quelquefois, c’est très compliqué. Parce qu’il y a des contextes où il est difficile de parler du corps, de l’engager, où la danse est vue avec suspicion. À certains moments, nous ne parlions plus de danse, nous faisions autre chose : du bénévolat, de la distribution alimentaire… Nous dansions à côté, sans faire de l’animation, mais avec une exigence artistique. Nous avons compris qu’il fallait d’abord soutenir les citoyennes et citoyens là où ils et elles en avaient besoin. Ces projets nous ont fait avancer. Et c’était précieux.

DCH : Comment abordez-vous la suite ?
Ambra Senatore : Je relance la compagnie. Ce n’est pas un retour en arrière, mais une continuité autrement. Le projet reste celui d’une création en lien avec l’action culturelle et les territoires, comme ce que j’ai porté au sein du CCNN. L’équipe du CCNN m’accompagne dans cette transition : les contrats basculent à partir du 1er janvier, et plusieurs activités sont déjà calées pour la compagnie.

DCH : Savez-vous déjà où vous allez l’installer ?
Ambra Senatore : Pas encore. J’hésite, mais probablement en Savoie. Il y a plusieurs propositions de lieux qui souhaitent accueillir des projets de territoire. Ce qui est sûr, c’est que je serai associée au 9-9bis, à Oignies dans les Hauts-de-France, à partir de juillet 2026. C’est une belle perspective, avec des projets en construction. Et nous avons de belles tournées.

DCH : Et du côté artistique, quels sont les projets en cours ?
Ambra Senatore : Claire Verlet m’a toujours soutenue, depuis mes débuts, et elle programme cette saison trois de mes pièces au Théâtre de la Ville. En janvier, nous y serons en résidence longue, avec des rencontres scolaires. On présentera notamment un work in progress de la création en cours et la pièce Partita. Puis je reprendrai In Comune en mars et mon solo, qui est en fait un duo avec le musicien Jonathan Seilman et s’appelle désormais Par d’autres voix [lire notre critique] en juin.
DCH : Vous conservez les mêmes interprètes ?
Ambra Senatore : Oui, absolument. Le lien avec les interprètes et les collaborateur.ices artistiques est fondamental pour moi. Nous continuons ensemble. Et Jacques Maugein, qui avait fondé la compagnie à mes débuts, me conseille et m’accompagne à nouveau pour cette relance.
DCH : Avez-vous des regrets en quittant le CCN ?
Ambra Senatore : Non. Bien sûr, il y a encore des idées, des choses que nous aurions pu réaliser. Par exemple, avec certaines personnes en situation de stress post-traumatique. Nous avons initié ce travail, mais sans le développer autant que nous l’aurions voulu. Il y a de nouvelles idées qui surgissent à l’approche de la fin du mandat : je me dis on aurait pu faire ceci ou cela. Mais je suis heureuse de ce que nous avons construit et partagé. Et je souhaite très sincèrement le meilleur à mon successeur, Salia Sanou et à l’équipe.
Propos recueillis par Agnès Izrine le 6 novembre 2025
Par d'autres voix en tournée :
Les 25 et 27 novembre à la Maison de la danse de Lyon
Le 05 décembre au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine
Les 10 et 11 décembre au CCN de Nantes














