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« Profanations » de Faustin Linyekula et Franck Moka

À Chaillot – Théâtre national de la Danse, Profanations s’impose comme un manifeste scénique d’une intensité rare. Conçue par Faustin Linyekula et Franck Moka, cette création hybride mêle danse, musique live et cinéma pour faire surgir, depuis les ruines du Congo, une parole de résistance viscérale.

Créé dans l’urgence à Kisangani, en République démocratique du Congo, Profanations est né d’un climat d’instabilité extrême et de tensions bellicistes. Faustin Linyekula et Franck Moka ont même dû déplacer une partie de leurs répétitions à la frontière rwandaise, paradoxalement plus sûre que leur propre territoire. Cette précarité n’est pas une exception mais une constante : « L’incertitude est notre état normal », résume Linyekula. Dans ce contexte, créer devient un acte de résistance, une manière de proclamer que, malgré les ruines, le Congo n’est pas mort. Le spectacle s’inscrit dans cette nécessité de faire œuvre avec et contre la violence, de transformer l’effondrement en matière artistique.

Le spectacle s’ouvre sur une image saisissante : la villa Mobutu en décomposition, projetée sur un drap blanc. Ce rideau de fortune, tendu tel un écran, annonce la tonalité d’un théâtre de l’urgence, forgé dans l’instabilité de Kisangani, où la création s’invente au bord du gouffre. La scène devient alors un champ de bataille symbolique, où les artistes affrontent les décombres d’un pays ravagé par des décennies de conflits.

La danse, chez Linyekula, n’est jamais décorative : elle est mémoire, cri, rituel. Dans Profanations, elle surgit comme une force de déstabilisation, un corps à corps avec l’histoire et le présent, une force politique indispensable. Au cœur de cette œuvre polymorphe, une femme se lève. Inès Mangominja, danseuse magnétique, incarne un corps en lutte, traversé par la mémoire et la douleur, mais tendu vers la réinvention. Son mouvement, d’abord contraint, se libère peu à peu, nourri par les pulsations de la musique live, se déploie en spirales, en secousses, en suspensions. Il évoque tour à tour la stupeur, la révolte, la transe. Chaque geste semble naître d’une nécessité intérieure, d’un désir d’élévation, comme si danser relevait d’un instinct de survie. La relation qu’elle tisse avec la percussionniste Huguette Tolinga, en miroir ou en soutien, donne à voir une sororité de combat, une alliance de corps féminins – en première ligne des attaques de toutes sortes – qui refusent de se taire.

La dramaturgie s’appuie sur une alternance entre séquences dansées et projections filmiques, entièrement réalisées par Franck Moka et l’équipe artistique. L’une d’elles, inspirée de la Cène, montre une tablée d’hommes en costume, dictateurs et notables, repus et voraces, dévorant les restes d’un pays exsangue. Une femme les sert, puis est elle-même gavée, avant d’être violée, dans une mise en scène glaçante du pouvoir patriarcal. En contrepoint, la danse surgit comme un acte de désobéissance, une tentative de reprendre possession de soi.

La musique, elle, est omniprésente, pulsatile, frontale. Composée par Franck Moka, et interprétée par Franck Moka avec Pati Basima, Roger Mambembe et Tolinga, elle mêle les rythmes populaires congolais – rumba, ndombolo – à des textures électroniques abrasives. Jouée en direct, elle devient un moteur dramaturgique, le souffle vital d’un peuple qui traverse la scène et les interprètes. Elle ne se contente pas d’accompagner : elle provoque, soulève, électrise. Elle est à la fois ancrage et échappée, mémoire et futur.

Le spectacle se construit ainsi comme un concert dansé, un rituel de réappropriation, où les interprètes, unis dans un même élan, rejettent les appels aux miracles et affirment leur présence collective. Dans un pays où la musique reste l’un des rares espaces de rêve, elle devient ici un outil de lucidité, un appel à ne pas oublier, à ne pas céder à l’apathie ou l’anesthésie que la religion distille, contraignant les corps et les âmes à accepter leur condition, à espérer plutôt qu’agir. Une violente diatribe enjoint à ne plus lever le regard vers les cieux, mais choisir la vie et oublier ce Dieu qui ne leur offre aucun secours. D’où ce titre de Profanations… porteur d’espoir. À la fin, on revoit la villa Mobutu envahie par des enfants qui jouent… l’avenir peut-être…
Linyekula et Moka donnent à voir un Congo debout, malgré l’effondrement. Et dans ce geste d’insoumission, porté par la danse, la musique et l’image, il ouvre une brèche : celle d’un théâtre qui ne console pas, mais qui transforme.

Agnès Izrine
Vu le 8 octobre 2025, Chaillot Théâtre national de la Danse, avec le Festival d’Automne à Paris.

Distribution :
Conception, direction musicale film et texte Franck Moka

Chorégraphie et mise en scène Faustin Linyekula

Avec Pati Basima (basse), Roger Mambembe (guitare), Inès Mangominja (danse et chant), Franck Moka (machines), Huguette Tolinga (percussions et chant)

Assistanat dramaturgie et mise en scène Pendeza Mulamba

Images additionelles Bercky Ntanama, Aaron Muthembwi dit Modogo

En tournée :
Le Quai, CDN Angers Pays de la Loire les 14 et 15 octobre
Théâtre Graslin, Nantes, dans le cadre de la programmation de MIXT – Terrain d’arts en Loire-Atlantique les 18 et 19 octobre

 

 

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