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La Saison 2024/25 au Pavillon Noir

Créations, jeunesse et dialogues avec le monde au CCN d’Aix-en-Provence, d’octobre à juin : Preljocaj, Shechter, Doherty, Belaza…

C’est l’histoire d’une boîte noire dans un Pavillon Noir. La scène du Centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence offre, au cours de sa nouvelle saison, un large aperçu du paysage chorégraphique, ponctué par les œuvres du maître des lieux. C'est comme si Angelin Preljocaj, en faisant apparition ici et là, prenait sous ses ailes les nouvelles générations de créatrices et créateurs, celle des vedettes comme Marcos Morau, celle en train d’éclore comme Dalila Belaza sans oublier celle des nouveaux chorégraphes hip-hop qui commencent à s'imposer, comme Mazelfreten et Marina Gomes ou bien, entre danse et sports, Marine Colard.

En décortiquant ce tissage porteur de stabilité et de dynamisme, on s’aperçoit que les œuvres de Preljocaj, y compris les créations récentes comme Requiem(s) [notre critique] ou Mythologies, qui interroge les grands récits, anciens et contemporains, de l'humanité [notre critique] forment l’équivalent du colombage qui habille le Pavillon Noir. Où il suffit de s’arrêter dans la rue pour apercevoir, grâce à la transparence du bâtiment signé Rudy Ricciotti, les danseurs transpirer au travail et pour voir de nouvelles pièces se créer, pièces de danse posant leur regard sur le monde. Aussi le Pavillon Noir laisse entrevoir, dans sa boîte noire nichée sous le bâtiment, le monde de la danse en train de se renouveler et de dialoguer avec son évolution récente.

Une saison angeline

Comme chaque année, le Ballet Preljocaj Junior reprend une pièce du répertoire Preljocaj. Cette fois, on retrouve le fameux « N », créé il y a vingt ans dans l’interrogation sur la haine, la violence et les discours politiques faits pour attiser ces phénomènes. Ce fut une rencontre, précurseuse à l’époque, entre danse et technologie. C’était une collaboration avec le duo Granular Synthesis (Kurt Hentschläger, Ulf Langheinrich) pour la mise en scène et la musique. Ce regard sur le corps subissant ou perpétrant tortures et humiliations est, hélas, plus actuel que jamais.

On peut y opposer les interrogations du chorégraphe sur la rencontre et la quête de l’autre, avec un programme permettant de suivre le chorégraphe à travers les années 1980 et 1990. En trois temps. D’une, l’apparition de l’ange annonciateur face à Marie, dans le duo Annonciation, grand classique et duo emblématique (1995) [lire notre critique]. De deux, le duo masculin Un Trait d’union (1989) dont Preljocaj dit qu’il montre une « quête inlassable entre deux êtres cleptomanes qui se font mutuellement les poches de leur inconscient pour trouver ce qui les connectera, qui réduira leur solitude à néant, qui les fera exister l’un au regard de l’autre. » Et de trois, un quatuor de 1985, tel un jeu de miroir pour deux couples qui traversent douceurs, ardeurs et fureurs dans une gestuelle implacable, séchant leurs Larmes blanches.

De grandes primeurs

Retour aussi du très remuant Helikopter, exploit historique du chorégraphe et clé de son amitié avec Karlheinz Stockhausen, le compositeur allemand d’avant-garde, à l’écriture électronique si radicale. Le Ballet Preljocaj reprend ce manifeste musical et chorégraphique, mais annonce en seconde partie de la soirée une nouvelle création, à ce jour encore sans la moindre indication sur sa teneur ou son format. Ce sera la surprise du chef…

Ce ballet d’actualités et revenants sonne comme si Preljocaj se baladait à travers son œuvre, tout en rencontrant les créateurs actuels. Comme si ce paysage prenait la forme du kaléidoscope humain formé par les danseurs de Mire, produisant les images circulaires les plus stupéfiantes, à la fois charnelles et abstraites. Jasmine Morand y crée une sorte de zootrope, animé par de corps certes nus mais se transformant en formes pures.

On y joue avec les limites de la perception et avec notre inconscient, comme ces autres Suisses, à savoir Delgado-Fuchs, qui n’ont pas peur de flirter intensément avec le peep show, dans Top Secret Box, ou le spectateur, seul dans une cabine, aperçoit des créatures fantasmagoriques, à plumes et à paillettes. Et comme dans le nouveau projet de Dalila Belaza qui présente Orage, en collaboration avec Serge Teyssot-Gay, ancien guitariste de Noir Désir. Pour un voyage en direction d’une sensibilité exacerbée.

Alors on frappe un vrai coup au Pavillon Noir, en annonçant la première mondiale d'une nouvelle création par Oona Doherty ! L'enfant de Belfast pose, dans Specky Clark, un regard tendre et amusé sur sa propre histoire familiale, le Belfast de l’époque industrielle d’il y a un siècle, dans une Irlande du Nord entre industrialisation et agriculture qui questionne son rapport aux anciennes mythologies. On y rencontrera les abattoirs et la boucherie tenue par la famille maternelle, pour . une plongée dans une époque et une réalité dont Doherty est la digne dépositaire. En sa qualité d’artiste associée, Doherty présente en plus son programme phare Hard to be soft – A Belfast Prayer, qui affronte la réalité sociale d’aujourd’hui et surtout la condition masculine qu’elle sut incarner avec tant de justesse.

On verra aussi la première française d’une création de Marcos Morau, fondateur de La Veronal, ici chorégraphe invité à la compagnie italienne Aterballetto avec laquelle il crée une pièce sur des musiques d’Ennio Morricone. Ces airs qui ne peuvent que nous évoquer moult images, en inspireront d’autres, forcément intrigantes, à ce chorégraphe qui sait ensorceler les objets les plus prosaïques. Ce qui donne inévitablement lieu à la projection du film Ennio de Giuseppe Tornatore.

A ces deux vedettes actuelles se joint une troisième, à savoir François Chaignaud, pour nous épater dans deux personnages historiques, à savoir la chorégraphe Isadora Duncan et la soliste du Boléro, jadis commandé à Ravel par Ida Rubinstein, tout en revisitant cette contre-figure de l’élue par une transfiguration par quelques échos de la danse butô.

La fouge de la jeunesse

Et si Angelin Preljocaj transmet « N » à son Ballet junior, Hofesh Shechter n’est pas en reste. From England with Love est une pièce qu’il avait initialement crée pour le NDT, la fameuse compagnie néerlandaise. Ici dansée par les jeunes interprètes du monde entier, sélectionnés pour la Shechter II, elle trouve peut-être sa véritable destinée, puisqu’il y est question du regard posé par des jeunes arrivant d’ailleurs sur la culture et les traditions britanniques. Dans son énergie fulgurante et son humour parfois décalé, mais surtout par ses attitudes rebelles, cette anti-carte postale décape, enchante et transporte à souhait.

Si les uns arrivent de Londres, les autres sont les matadors locaux. Le Groupe Grenade mené par Josette Baïz et sa formidable équipe sont ici chez eux, au lieu de tourner partout dans le pays. Pour une fois… Dans Demain, c’est loin !­ [notre critique] vingt-cinq jeunes interprètes reprennent un extrait de Room with a View [de (La) Horde interprètent une création de Lucy Guerin et remontent à leur manière 25e Parallèle, pièce avec laquelle Josette Baïz remporta le Concours de Bagnolet, il y a quatre décennies, voire un peu plus… Et cette déboulée de jeunesse est une formidable interrogation de notre monde et de l’avenir des interprètes en tant que citoyens appartenant au genre humain, ce qui se reflète fortement dans la pièce et le titre de la création de Guerin : How can we live together ?

Mais on peut être jeune et déjà se souvenir d’épisodes importants de sa propre vie. Fanny de Chaillé a demandé à une dizaine de jeunes issus des Talents Adami Théâtre de livrer des récits sur les événements qui ont provoqué la rencontre entre leurs vies personnelles et la grande Histoire. Ce qui donne une polyphonie vocale et gestuelle, pleine d’humour où les individualités forment une entité collective, tel un Chœur. Ce qui est le titre de ce spectacle qui ne ressemble à aucun autre.

Et si la jeunesse était dans la salle ? Sylvain Groud a crée Des Chimères dans la tête avec la peintre Françoise Pétrovitch autour des fantaisies (présumées) d’une petite file à l’imaginaire plutôt grand et ouvert. Aussi croit-elle voir des créatures improbables qui prennent forme sur scène où trois danseurs prêtent leurs corps aux dessins pour créer des êtres nouveaux, de chair comme d’aquarelles.

Des œuvres engagées

Il n’est pas inutile de se rappeler que l’existence même du Pavillon Noir est due au fait qu’Angelin Preljocaj décida un jour de quitter Toulon, suite à l’élection de la première mairie FN de France. Aussi il y aura toujours une place au cours des saisons pour ces chorégraphes engagés directement, par leurs créations, dans des démarches citoyennes, ceux qui font vibrer leur époque, la décortiquent et proposent de la vivre autrement, plus librement, en témoignant et en réécrivant un avenir possible.

Aussi Tidiani N’Diaye étale sa Mer plastique, où se rejoignent la danse, le théâtre et l'art plastique, inondant l'aire de jeu et l'air ambiant de ces sachets en couleur qu'on ne voit plus dans nos supérettes (est-ce vrai, par ailleurs?) et qui continuent à dénaturer les paysages du continent africain. Une performance qui démontre que la beauté n'est pas dans le matériau mais dans ce qu'on en fait, et que, en quelque sorte, ces sachets méritent mieux que d'être déversés dans la nature.

La question d’une société plus ouverte et vivable, surtout pour les femmes, est au cœur de la démarche de Silvia Gribaudi. Dans Graces, la Turinoise à l’humour tout italien dynamite le regard sur le corps, la danse et les canons esthétiques dans un méta-ballet décapant, où les grâces antiques sont incarnées par des ballerinos quelque peu déboussolés, en glissant sur un plateau inondé.

Frissons libanais

Un autre drame, qui couve depuis longtemps mais éclate régulièrement dans toute sa violence concerne le Liban. C'est dans le cadre d'un cycle intitulé Regards vers le Liban et de la Biennale d'Aix que Danya Hammoud présente, sur un texte de sa propre plume, sa nouvelle création, Devenir crocodile. Par cette expression, on entend au Liban l'idée de ne plus rien ressentir. Est-ce le moyen de supporter le présent ? Danya Hammoud se confronte ici à ses propres souvenirs et à l'histoire de son pays, aujourd'hui une fois de plus sous les bombes.

Ce cycle en direction du Liban comprend aussi le film Poreux 1 de Danya Hammoud et le très original Beytna d'Omar Rajeh et son ensemble de performeurs très international. Où une grande table est dressée sur le plateau pour préparer une salade libanaise alors que l'on danse, accompagné des musiciens sur le plateau. Un vrai morceau de culture, d'hospitalité et de gastronomie libanaise, à déguster avec appétit et plaisir, comme nous avons constaté un jour au festival Séquence danse [notre critique]

Thomas Hahn

https://preljocaj.org/calendrier

Photo de preview : "Requiem" d'Angelin Preljocaj © Laurent Philippe

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