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« Barbe-Bleue » de Pina Bausch par le Ballet de l’Opéra de Paris

Avec le temps, ce « chef-d’œuvre révolutionnaire » de Pina Bausch détonne plus qu’il n’étonne, même si les danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris en donnent une interprétation forte et engagée dans cette entrée au répertoire fracassante.

Ça ne s’appelle pas Barbe-Bleue, mais : En écoutant un enregistrement sur bande magnétique d l’opéra de Béla Bartók, Le Château de Barbe-Bleue, une pièce de Pina Bausch. Une sacrée mise à distance. Donc Pina Bausch ne s’inspire pas directement du conte de Perreault, mais plutôt de la répétition de son souvenir. Et de la répétition, il y en a plus qu’un peu dans ce que nous appellerons quand même Barbe-Bleue, à commencer par le commencement, soit cet homme « Barbe-Bleue » qui remet, obsessionnellement le même passage de l’opéra sur son « teppaz » dépassé, objet culte de la pièce relié par un fil au cintre, comme un cordon ombilical. “Les hystériques souffrent de réminiscences”  disait Sigmund Freud. Et des « hystériques » il y en a un lot dans cette pièce de Pina Bausch. Il n’y a même que ça – féminins, masculins – peu importe. Entre l’homme qui se jette sur la (les) femme(s) pour (r)assurer sa puissance, et ceux qui jouent des pectoraux, et les femmes qui crient, pleurent, hurlent et rient, nous sommes servis.

Photos : Agathe Poupeney/OnP

Mais après tout et en y réfléchissant, c’est la pensée dominante d’un milieu socio-culturel averti, typique de la fin des années 70, début des années 80 sur les rapports entre les sexes. La violence des uns, la fragilité des autres, le tout pouvant s’inverser dans un rapport dialectique, le récit d’une cruauté ordinaire, hérité de la Deuxième Guerre mondiale, et bien sûr, le rapport au pouvoir. Et c’est un peu le problème de cette œuvre. Elle est tellement ancrée dans son époque qu’elle en est un peu (un peu trop ?) datée et caricaturale. D’ailleurs, et c’est peut-être l’un des paradoxes du Tanztheater, ce sont les pièces les plus « tanz » et les moins « theater » qui résistent le mieux à l’épreuve du temps. Comme Le Sacre du printemps (1975).

Photos : Agathe Poupeney/OnP

Que voyons-nous aujourd’hui en regardant ce « chef-d’œuvre » de 1977 ? D’abord une scénographie exceptionnelle de Rolf Borzik avec cette grande pièce vide, ses murs blancs un peu sales, ses immenses fenêtres à persiennes et son sol recouvert de feuillages qui crissent sous les pas. Les costumes, qui oscillent entre lourdes robes chamarées de type Renaissance, et robes simples aux tons éteints qui contrastent avec les « costards » des hommes. Et bien sûr, ce magnétophone et cette chaise au milieu. Et puis, des éclairages absolument cinématographiques qui sont une trouvaille en matière de « ballet » à l’époque. Et, encore aujourd’hui, on ne peut qu’être impressionnés par cette mise en scène somptueuse.

Photos : Agathe Poupeney/OnP

Quant à la chorégraphie, elle reste une valeur sûre si l’on fait abstraction de tout ce que l’on a écrit ci-dessus, avec ces femmes invisibilisées, têtes baissées et cheveux dans la figure. Il y a dans Barbe-Bleue, rien moins que la matrice de tous les solos de Pina Bausch. Notamment, celui qu’elle s’est réservé dans Café Müller, avec ses bras qui vrillent et planent, et qui est décliné ici à l’envi, tout au long de la pièce, imperturbablement par Judith. Il y a aussi cette marche funèbre, sorte de danse macabre en frise le long des murs en se tenant par la main avec les bras qui se croisent. Et puis ces épinglages aux murs, comme de volages papillons de nuit. La lenteur assumée et la façon d’investir chaque mouvement. Et bien sûr, la fin où Judith, engoncée dans toutes les robes des épouses qui l’ont précédée, est définitivement entravée et meurt.

Les danseurs de l’Opéra, même s’il est particulièrement difficile de remplacer un Jan Minarik, ou une Béatrice Libonati, incarnent parfaitement les intentions de Pina Bausch, et l’on imagine sans peine à quel point cela a dû être compliqué pour eux d’entrer dans la peau de personnages sans doute si éloignés d’eux, en 2024. Techniquement, ils ont su abandonner leurs connaissances et leur virtuosité au profit d’une intériorité et d’une concentration extrêmes. Mickaël Lafon (Barbe-Bleue) et Charlotte Ranson (Judith) sont remarquables. Car cette pièce est une vraie performance, avec ses sauts sur place, ses portés périlleux dans un drap ou au ras du sol, ses courses effrénées, et ses ployés de dos follement érotiques. Tous dégagent une puissance dramatique ravageuse, entre violence et douceur, une énergie sauvage, un engagement sans faille au service de l’œuvre.

Il reste des images extraordinaires de solitude, de construction du groupe, et de scènes d’amour désespérées, mais aussi des moments plus légers, avec ces hommes qui jouent du biscoto en slip en panne de velours, ou ces scènes de draps et d’oreillers dignes d’une soirée pyjama, mais revue et corrigée dans l’asile de Mats Ek. Une pièce féroce, d’effroi et de carnage, au fond très fidèle au conte horrifique d’origine.

Mais il ne faudrait pas oublier la musique de l’opéra de Béla Bartók, d’une force crépusculaire peu commune, qui donne à toute la pièce de Pina Bausch, son côté obscur, obsidional, d’une intensité âpre et, grâce également au magnétophone, confère à la pièce le fond de sa dramaturgie.

Agnès Izrine
Le10 juillet 2024, Opéra de Paris, Opéra Garnier.

Distribution :
Chorégraphie et mise en scène I Choreography and direction : Pina Bausch
Collaboration I Collaboration : Rolf Borzik, Marion Cito, Hans Pop
Scénographie et costumes I Set and costumes design: Rolf Borzik
Musique enregistrée I Recorded music
Première mondiale I World Premiere 8 janvier 1977, Opéra de Wuppertal
Production avec le Ballet de l'Opéra national de Paris 2024
Production with the Paris Opera Ballet 2024
Direction artistique I Artistic Direction : Beatrice Libonati
Direction des répétitions I Rehearsal direction : Michael Carter, Silvia Farias Heredía, Lucas Lopes Pereira,
Sara Valenti
Adaptation de la scénographie I Adaptation of the set : Gerburg Stoffel
Adaptation des costumes I Adaptation of the costumes : Petra Leidner
Conseil son I Sound advice : Karsten Fischer
Conseil lumières I Lighting advice : Fernando Jacon

Barbe Bleue : Mickaël Lafon
Judith : Charlotte Ranson
FEMMES
Alice Catonnet, Naïs Dubosq, Lydie Vareilhes,  Camille De Bellefon, Lucie Devignes,
Lilian Di Piazza, Lucie Fenwick, Marion Gautier de Charnacé,  Amélie Joannides, Félicie Cunat
HOMMES
Francesco Mura, Yann Chailloux, Alexandre Gasse, Axel Ibot, Fabien Révillion, Yvon Demol, Maxime Thomas, Max Darlington, Osiris Onambele Ngono, Baptiste Bénière.

 

 

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