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Faits d’hiver : Décaler le regard #5. Casser le 4e mur.

Silvia Gribaudi et Mohamed Toukabri invitent le public au cœur de leurs démarches.

Il y a ce souvenir, un peu incertain, d’un danseur, mime ou clown qui prend un marteau et tape dans le vide, ou plutôt contre le mur invisible pour le faire voler en éclats. Le quatrième mur, le fameux, qui évite aux artistes sur scène de se sentir envahis par les spectateurs. Et inversement. Ce séparateur invisible est une invention faite en même temps que celle du metteur en scène et donc du théâtre tel que nous le connaissons. Mais il correspond aussi à l’invention du chorégraphe.

D’un côté l’œuvre, de l’autre celles et ceux qui la reçoivent, pour en débattre après, avec soi-même ou avec d’autres. Un bon quatrième mur se doit d’être invisible ou a minima transparent, perméable et pourtant solide. Le metteur en scène ou chorégraphe peut cependant l’habiller d’un rideau transparent et d’effets lumineux pour créer des ambiances particulières, jusqu’à la distanciation.

Si on rend visible cette fine séparation, c’est généralement pour s’y attaquer et la faire tomber, pour revenir à un échange avec le public comme au temps de Shakespeare ou une adresse directe comme au théâtre baroque. La parole a donc un rôle important à jouer, même en danse. Et il y a d’autres méthodes pour casser le quatrième mur que le marteau du mime. Par exemple, monter sur scène depuis la salle. C’est déjà prendre position, du côté du public pour ne faire qu’un avec lui.

Mohamed Toukabri : The Power (of) the Fragile

A partir du moment où le quatrième mur est évoqué depuis le plateau, il n’existe plus. C’est le pouvoir des mots. Au début de The Power (of) the Fragile, Mohamed Toukabri amène Mimouna (Latifa) Khamessi sur le plateau du Théâtre de la Bastille. Et il lui explique : « Voilà le public, voilà le quatrième mur. Il y a des catégories, les prix des places sont différents. Et à la fin, les spectateurs applaudissent. » Mimouna est plus âgée, elle est la mère de Mohamed. La vraie. Rien n’est joué. Si elle joue un rôle, c’est celui de celle qui monte sur un plateau pour la première fois, et qui y découvre l’univers de son fils danseur.

Galerie photo © D.R
 

Et la mère va s’asseoir sur une chaise et raconter sa vie aux spectateurs, ses rêves, sa migration en Italie, son retour en Tunisie, la réduction progressive de la liberté de circuler, les difficultés pour obtenir un visa, rien que pour voir son fils artiste à Bruxelles. Il fallait, pour arriver à un duo aussi touchant – par la parole comme par la douceur dansée entre la mère et le fils – briser ce mur, établir le lien humain. Ce qui permet à son tour à Toukabri de raconter sa première audition à Paris, pour le Sacre du printemps de Béjart. Un souvenir assez grotesque… Et à la fin il dit à sa maman : « Eh bien, on va rentrer à la maison… » et ils quittent le plateau sur lequel ils nous avaient quasiment invités, comme si nous étions déjà entrés dans leur maison. Et dans leurs rêves.

Silvia Gribaudi : r.osa et Grand jeté

Briser le quatrième mur est bien sûr particulièrement efficace pour nous faire rencontrer une personne réelle qui s’adresse à la salle, depuis le plateau. Quand Claudia Marsicano embarque les spectateurs dans quelques exercices des bras et des bustes, le public fait partie de la performance et rend, par sa participation, la soirée parfaitement unique et non reproductible. L’effet de réel est d’autant plus fort que Marsicano ne correspond en rien aux canons esthétiques de la danse. Cette Italienne est comme sculptée par Fernando Botero, et pourtant son énergie est bluffante et contagieuse à souhait. Et tout se fait dans une simplicité et avec un naturel si désarmant que même les cinquièmes, sixièmes et septièmes murs etc. du public parisien, habituellement si résistants, tombent en un instant.

Galerie photo © Manuel Cafini, Gianfranco Rota, Eleonora Radano, Andrea Macchia, Vojtěch Brtnický, courtesy Tanec Praha

Dans r.osa, Marsicano interprète seule ce solo imaginé par elle et Silvia Gribaudi. Cette Turinoise n’a pas besoin de sortir un marteau pour faire sauter le quatrième mur. Chez elle, il n’existe tout simplement pas. Même les danseurs d’une compagnie de ballet contemporain comme ceux de la MM Contemporary Dance Company de Reggio Emilia, en rencontrant la Turinoise et son esprit si communicatif, s’adressent à la salle avec de grands sourires et un sens du second degré qui établit un contact immédiat. Dans Grand jeté, elle invite le public à participer, par quelques gestes bien médités, au grand débarras du passé et de tout ce qui pèse sur l’inconscient.

La Gribaudi s’engage à libérer les corps, et avant tout ceux des femmes, des stéréotypes de beauté et de bienséance. r.osa signifie qu’on ose, le grand jeté devient un grand jeter. Cette Turinoise, si forte de son rejet du quatrième mur, s’est d’abord faite connaître par des spectacles dans l’espace public et par un travail avec des citoyennes de tous bords. Mais elle est aussi une bouddhiste pratiquante, ce qui peut déconcerter, vu que son esprit très méditerranéen, extroverti et enjoué ne correspond pas à l’image que l’on a généralement de cette forme de spiritualité. Quand on lui demande en quoi consiste un lien éventuel entre ses créations et le bouddhisme, elle répond justement par le lien vivant avec les spectateurs. Monter sur un plateau où le quatrième mur n’existe pas, c’est avant tout faire exister le spectateur.

Thomas Hahn

Festival Faits d’Hiver 2024

he Power (of) the Fragile

Concept et chorégraphie:  Mohamed Toukabri
Interprétation : Mimouna (Latifa) Khamessi et Mohamed Toukabri
Dramaturgie : Diane Fourdrignier
Création lumière et scénographie : Lies Van Loock
Conception sonore et conseil artistique : Annalena Fröhlich
Coordination technique de la tournée : Matthieu Vergez
Régie son : Paola Pisciottano
Costumes : Ellada Damianou
Recherche et développement : Eva Blaute

Vu au Théâtre de la Bastille 26 janvier 2024

Grand jeté

Concept et chorégraphie : Silvia GribaudiInterprétation :  Silvia Gribaudi & MM Contemporary Dance Company: Emiliana Campo, Lorenzo Fiorito, Mario Genovese, Matilde Gherardi, Fabiana Lonardo, Alice Ruspaggiari, Rossana Samele, Nicola Stasi, Giuseppe Villarosa, Leonardo Zannella
Musique : Matteo Franceschini
Lumière : Luca Serafini
Costumes : Ettore Lombardi
Assistant chorégraphie : Paolo Lauri
Consultante dramaturgie : Annette Van Zwoll
Collaboration artistique:  Matteo Maffesanti

Vu au Théâtre de la Ville  - Les Abbesses, le 23 janvier 2024

r.osa 

Concept, chorégraphie & direction : Silvia Gribaudi
Interprète : Claudia Marsicano
Lumière : Leonardo Benetollo
Costumes : Erica Sessa
Consultants artistiques : Antonio Rinaldi, Giulia Galvan, Francesca Albanese, Matteo Maffesanti

Vu au Théâtre de la Ville  - Les Abbesses, le 27 janvier 2024

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