Add new comment
À Séoul, la compagnie nationale crée dans un pays bouleversé
AlreadyNotYet d’Aesoon Ahn lie tradition et actualité
Nouvellement nommée à la direction artistique de la Korea National Contemporary Dance Company, Aesoon Ahn a mis les bouchées doubles pour une création aussi spectaculaire qu’intimiste. AlreadyNotYet (DéjàPasEncore) est une pièce sur le passage.
Nous le savons bien, la transition entre la vie et la mort ne porte pas partout les accents nets et tranchés que l’Occident lui attribue. On peut aussi y voir un entre-deux prolongé où le corps et l’âme exécutent une longue valse-hésitation, où l’âme passe encore un moment avec nous et a besoin d’un guide pour l’amener à bon port.Comment en faire une pièce de danse-théâtre? AlreadyNotYet commence par une évocation des mannequins Kokdu, décoration pour cercueils traditionnels, qui établissent le lien entre les vivants et les morts. Cette scène d’introduction, avec une succession de projections sur le visage d’un danseur rappelle fortement le premier tableau de Robot!, dernière création en date de Blanca Li, où il s’agit de questionner le rapport entre l’homme et l’intelligence artificielle. Les deux ne se trompent pas, une présence immobile et pourtant animée est un puissant passeur d’énergies des au-delà de nos mondes. A Séoul, les Kokdu ont même leur propre musée.
Le Kokdu protège et guide le défunt, il se doit d’être solide, durable et serviable. Il se doit même de le divertir. Pour le représenter, on sculpte des statuettes en bois, à la différence des masques Neok-Jeon, coupés dans du papier blanc. Légers, presque aériens, ils dissimulent la silhouette du danseur et représentent l’âme en transition. Mais leur danse macabre n’a rien de mélancolique, il s’agit juste d’une transformation d’un état énergétique à l’autre, magnifiquement représentée dans le tableau final par le passage à travers un énorme portail fait de papier, de pluie et de lumières éblouissantes, créée par Heejae Kim et éclairée par Éric Wurtz, artiste invité français connu par ses collaborations avec Mathilde Monnier, La Ribot, Salia Sanou et tant d’autres.
Aesoon Ahn a l’habitude de créer des pièces contemporaines très vivantes consacrées à la thématique de la mort. Aussi, les rituels funéraires sont ici évoqués dans un esprit radicalement contemporain, libérés de tout folklore et s’inscrivent ainsi parfaitement dans une Corée où les valeurs et les codes traditionnels coexistent avec la modernité technologique que l’on sait. Chaque présence des danseurs correspond ainsi à la réalité vécue et inscrit AlreadyNotYet dans l’actualité du pays. C’est d’autant plus vrai que la pièce mélange danse et théâtre, et que les interprètes se révèlent être également des comédiens talentueux, d’une expression authentique qui correspond parfaitement à leur génération.
Tableau par tableau, AlreadyNotYet évoque les derniers instants de vie, le désarroi des survivants face à la mort, les raisons de pouvoir désirer de quitter ce monde. Un adolescent se présente vêtu d’un costume en papier journal, alors que les autres couvrent le sol de pages de journaux. Le reflet d’un monde auquel on se sent étranger, qui traverse l’être et le met mal à l’aise, rencontre une actualité brûlante.
Danser après un naufrage ?
Il se trouve que les répétitions et la première tombaient en pleine période de deuil et de remise en question, suite au naufrage du ferry Sewol, accident maritime devenu tragédie nationale en raison des centaines d’adolescents et préadolescents piégés sous l’eau. Les Sud-Coréens, où qu’ils vivent dans le monde, étaient en pleurs et en colère. Pendant plusieurs semaines, le pays jugeait indécent de s’amuser en allant au spectacle et les annulations étaient nombreuses. Mais le désarroi collectif va au-delà du deuil. Le pays a découvert une série de dysfonctionnements qui ont rendu le désastre possible, tel le népotisme, les collusions d’intérêts, les lâchetés, et malhonnêtetés. Auxquels s’ajoutent des pratiques journalistiques superficielles et avides de scoops. Comme partout...
L’évocation de la presse, des informations et de leur effet sur les esprits dans le spectacle résonne aujourd’hui comme une prémonition, même si le scénario d’AlreadyNotYet était évidemment conçu longtemps avant l’accident du Sewol. Mais quelques éléments ont été ajoutés, en réaction au naufrage, tels des projections de vagues et des ambiances sous-marines. Souvent les artistes ont de ces antennes qui captent les ondes sismiques avant l’éruption du volcan. Quand une jeune femme sautillante est emportée par une véritable marée humaine - la production emploie pas moins de quinze danseurs et cinq musiciens - on ne peut s’empêcher de penser à la mort par noyade.
Manifestations
Le jour de la première au ARKO Arts Theatre de Séoul, le 15 mai, exactement un mois après l’accident, deux cents étudiants sont rassemblés juste à côté, au Marronnier Park. Plus tard dans la soirée ils seront cinq cents, venus d’une vingtaine de facultés, à défiler dans les rues de la capitale. Ils scandent des slogans attribuant la responsabilité indirecte de l’accident à la présidente Lee et exigent que toute la lumière soit faite.
L’attitude hautaine et insensible des politiciens conservateurs a choqué la population. Entretemps, la présidente Geun-hye Park a changé sa stratégie de communication et s’est lancée dans une vague d’excuses publiques, jusqu’à pleurer en direct à la télévision. Le premier ministre et d’autres membres du gouvernement ont démissionné.
Mais le peuple demande autre chose. Les questionnements moraux et politiques sont profonds. Les familles des noyés ont été délogées par la police quand ils se sont rendus au palais présidentiel pour demander des comptes. Beaucoup ont été choqués par ces faits et les manifestations sont en partie une réaction aux bavures policières.
Alors, fallait-il jouer AlreadyNotYet, alors que le pays tente encore de comprendre ce qui lui arrive ? Oui, absolument ! Si en général une pièce de danse ne peut changer le monde, celle-ci en particulier peut au moins apaiser les tensions et aider le pays à panser ses plaies. « Je sais que j’ai une grande responsabilité pour notre société », disait Aesoon Ahn, dans son discours après la première.
Les missions d’une compagnie nationale
Le rôle de la Korea National Contemporary Dance Company est par ailleurs clairement défini, à la grande différence d’avec Carte Blanche, la compagnie nationale de Norvège, une des rares compagnies nationales contemporaines dans le monde. Carte Blanche travaille uniquement avec des chorégraphes invités, nationaux et internationaux, alors que la KNCDC a pour mission d’interroger la culture traditionnelle du pays à travers les langages artistiques d’aujourd’hui. Les contributions de l’artiste visuel Jaehwan Joo et du compositeur Taewon Lee, qui écrit des œuvres contemporaines pour instruments traditionnels, s’inscrivent dans cette démarche.
Mais le rôle d’une compagnie nationale est aussi celle d’être un ambassadeur de son pays. La KNCDC fera naturellement partie du programme d’échanges chorégraphiques entre la France et la Corée du Sud en 2015/16 et sera présente au Théâtre national de Chaillot, soit avec cette dernière création, la première d’Aesoon Ahn en tant que directrice de la compagnie nationale, soit avec une production antérieure. Avec ses tableaux spectaculaires, avec la présence fragile et intime des interprètes, avec sa traversée des sensibilités coréennes, AlreadyNotYet est doublement une pièce de dialogue, autant entre la tradition et la vie actuelle que pour contribuer à la connaissance de l’autre et aux échanges entre les êtres.
Thomas Hahn
Catégories: