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Anne Martin vs Nazareth Panadero & Michael Strecker : Transformations

A Montpellier Danse, les vétérans de Pina Bausch volent de leurs propres ailes artistiques. 

Elles ont dansé dans un grand nombre de pièces de Pina Bausch et en ont créé presque autant : Anne Martin en vedette sensible, de Kontakthof  (1978) à Ahnen (1987). Panadero en tant que motrice émotionnelle, de La Légende de la chasteté (1979) à Sweet Mambo (2008). Ce qui fait en termes de créations : Neuf pour Martin et dix-neuf pour Panadero, dont le fameux Palermo Palermo, présenté dans cette édition de Montpellier Danse. Mais on ne recense finalement que cinq créations qu’elles portèrent en partage : La Légende de la chasteté, 1980, Bandoneon, Nelken, et Sur la montagne on entendit un hurlement… Et avec Panadero vient Michael Strecker qui a enchaîné sept processus de création avec sa partenaire de scène actuelle (de 1997 à 2008). 

Soixante-huitardes par accumulation

Anne Martin a même repris le rôle de Pina Bausch dans Café Müller. Et si elle continue à collaborer avec le Tanztheater Wuppertal pour la transmission de son répertoire, Panadero ne cesse de bruler les planches comme danseuse invitée. A ce titre, elle continue à s’étonner d’elle-même, comme elle nous le confia lors de sa conférence de presse à Montpellier Danse, où elle démêla le passé et le présent: « Je n’ai jamais pensé que je danserais toute ma vie. Je me disais que la danse avait la vie d’un papillon et qu’avec un peu de chance, j’allais danser jusqu’à la fin de la saison en cours. Aujourd’hui j’ai 68 ans et je pense que ce n’est pas terminé » Elle danse et elle crée, en l’occurrence deux duos avec Michael Strecker, autre Wuppertalien de la danse. 

De son côté, Anne Martin commence la note d’intention de son solo Umwandlung– ce qui signifie transformation – par un questionnement intime : « Je viens d’avoir 68 ans… Que reste-t-il après avoir vécu intensément toutes ces années… ? » Pour constater : « Tout est là ! La flamme intérieure, l’urgence poétique, intacte, je dirais même décuplée par toutes ces épreuves, douces ou graves… »

Sont-elles donc toutes les deux soixante-huitardes par accumulation ? Belle coïncidence, sauf qu’Anne Martin a deux ans de plus au compteur et qu’elle révèle par là que la note d’intention d’Umwandlung date d’il y a deux ans. Elle s’apprête en effet à fêter ses 70 ans en août prochain. Alors, on se prend à imaginer un dialogue dansé, avec leurs styles et univers si différents… 

Anne Martin, le temps élastique

 Et si Martin et Panadero ont parcouru ensemble un certain nombre d’années wuppertaliennes, elles n’incarnent pas moins deux époques différentes dans la carrière de la chorégraphe. Alors que Panadero nous amène quasiment au théâtre, Anne Martin danse, le geste fluide, romantique et intime. Ne parle pas en scène et lie sa présence au sol et au temps, voire aux siècles. Aussi elle commence Umwandlung sur une note quasiment asiatique. 

Une bande lumineuse semblait être encastrée dans le plateau, en avant-scène. A genoux, elle découvre, littéralement, un dessin au fusain représentant un paysage, aussi urbain qu’ancien, au sens musical du terme. Et sur le mur du fond, en grand, défile lentement le même panorama paysager avec ses forêts et châteaux. Ces images oniriques, créations du dessinateur Gilles Nicolas, nous amènent, comme certaines musiques, vers un XVIIe siècle rêvé aux accents surréels.

A travers ces appels d’un autre temps, Martin part en voyage intérieur et saute l’époque des exotismes bauschiens à la Mazurca Fogo et autres Sweet Mambo, puisque dans certains tableaux presque méditatifs, elle rend le temps élastique au possible, comme pour rejoindre l’univers de feu Raimund Hoghe. Après quoi elle semble se consumer dans les flammes d’un feu dont on entend le crépitement, allant vers la transe en tournoyant dans un mouvement répétitif, ses pieds ornant le sol d’empreintes de sable. Elle est une femme en lutte, presque animale. Alors, envol de l’âme ou descente du corps vers les enfers du Sacre du printemps ? 

On a beau chercher à relier Umwandlung à telle ou telle empreinte de l’univers de Pina Bausch, force est de constater qu’Anne Martin se laisse porter par la seule force de son être, pour créer une cérémonie dont elle dit aujourd’hui qu’elle résonne différemment de jour en jour. Certains jours, on pourrait donc l’imaginer rejoindre les rangs des écoféministes et néo-sorcières alors qu’un autre jour elle déploierait peut-être une veine plus fragile. Tout dépend de l’état du moment chez cette personnalité sereine et sa belle flamme intérieure, tout est contenu dans sa déambulation et sa vérité intime. 

Galerie photos © Laurent Philippe

Nazareth Panadero, le non-polar

« Je n’essaie pas consciemment de me détacher des gestes de Pina, j’essaie d’être fidèle à moi-même », affirme également Nazareth Panadero. On l’a vue à Montpellier dans Palermo Palermo  sous son jour le plus théâtralement performant, et plus encore dans Two die for, son premier duo avec Michael Strecker. Dès leur entrée en scène, les deux imposent leur présence dans une ambiance qui passe du dramatique au surréel, du drolatique au cinématographique. On est autant dans une histoire de couple à la Mats Ek que dans un mélange de toutes les époques de Pina, entre le réel et le cauchemar. 

Les deux semblaient, à Montpellier, vouloir plutôt s’amuser avec cette pièce au titre à tiroirs. Malgré sa brièveté, Two die for renvoie implicitement au couple comme à la mort : Mourir pour…, à deux. Mais un détail frappe : Lors de la création en 2019, le titre incluait des points de suspension et un drôle de sous-titre :.(kein Krimi). En français : Ceci n’est pas un polar. Ce qui, bien sûr, nous oriente précisément vers une interprétation dramatique, d’autant plus que l’idée de la mort s’invite à plusieurs reprises. Et l’ambiance s’y prête, au moins telle qu’elle est captée dans la vidéo produite en 2019 : 

Une telle œuvre de maturité dès la première création commune confirme évidemment les dires de Panadero : « Chez Pina, l’individualité et le côté unique de chaque instant étaient très importants et c’était très agréable de mûrir dans sa compagnie. J’y ai gagné un profil plus clair, des contours plus clairs.» Et donc une signature unique. Mais on le savait. Elle est un incroyable repère dans chaque pièce de Pina Bausch à laquelle elle participe. On est donc plus surpris de voir Strecker construire face à elle un vrai rapport de forces dramatique. 

Demain, partir ou mourir

Les deux duos réunis sous le générique espagnol Vive et deja vivir  (vivre et laisser vivre) sont selon l’équipe « un dialogue ouvert entre le passé, le présent et le futur ». Et de ce passé, le travail à Wuppertal n’est bien sûr pas absent. C’est encore plus évident dans le second volet, Mañana temprano, où la danse fait son retour sans évacuer le théâtre. Mais la relation entre les deux modes d’être en scène, comme celle entre les deux protagonistes, reste plus confuse, comme si le travail était encore en cours, comme si cette pièce – comme son titre l’indique – allait en vérité se jouer demain. Demain, quand on aura surmonté une perte, la perte de celle qu’on aimait, comme le dit la chanson traditionnelle allemande (In einem kühlen Grunde) chantée à la fin : « Je préférerais mourir, cela ferait du silence. » Puisque cette bien-aimée, infidèle à sa promesse, s’est volatilisée…

Dans cette lutte entre le deuil et l’envie d’aller de l’avant, l’inévitable confusion est étourdissante. Aussi Two die for et Mañana temprano sont des pièces de transition qui témoignent d’états de vertige alors qu’Anne Martin peut, dans Umwandlung, prendre du recul et parler d’elle et de son processus de transformation. Pouvoir le nommer, c’est l’avoir accompli. Aussi son solo dit en quelque sorte « hier je suis partie », alors que Mañana temprano dit « demain matin nous partirons ». Mais comme on l’a vu ci-dessus, Anne Martin a deux ans d’avance. Autrement dit, un petit rien que les deux autres rattraperont en un tour de main. 

Thomas Hahn

43festival Montpellier Danse 

Spectacles vus les 24 juin (Nazareth Panadero & Co, Hangar Théâtre) 30 juin (Anne Martin, Studio Bagouet)

Umwandlung

Création, chorégraphie, danse : Anne Martin
Dessin : Gilles Nicolas
Lumière : Rémi Nicolas
Costumes : Julia von Leliwa
Son : Thibault Cohade
Musiques : Arvo Pärt (Trivium extrait), voix de grenouilles, naissance d’une salamandre, Ivo Malec (cloches proches et lointaines), alambic, pompe à eau, glas romain, chute de neige, chant orthodoxe, feu d’artifice

Two Die For (2019 / 2022)

Conçu et réalisé par : Nazareth Panadero, Michael Strecker
Musique : Max Richter, Ryuichi Sakamoto, Mohammad Reza Mortazavi, Ólafur Arnalds, Walter Schumann, violoniste ukrainien du métro de Paris
Avec Nazareth Panadero, Michael Strecker Lumière : Lutz Deppe
Version 2022 avec le soutien de BPBerlin (Allemagne), eyemotionaL (Allemagne), Centro Coreográfico Canal et Teatros del Canal Madrid (Espagne)
Version 2019 avec le soutien du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch

Intermezzo

Court-métrage de Meritxell Aumedes
Avec Nazareth Panadero, Michael Strecker Musique : Richard Wagner

Mañana temprano

Conçu et réalisé par : Nazareth Panadero, Adolphe Binder, Michael Strecker, Meritxell Aumedes
Artiste vidéo : Meritxell Aumedes
Lumière : Lutz Deppe
Musique : Nils Frahm, Ólafur Arnalds, Joep Bevin
Avec Nazareth Panadero, Michael Strecker 

 

 
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