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Grenade les 30 ans : « Demain, c’est loin ! »
Un film, un livre et une nouvelle création marquent l’anniversaire du projet de Josette Baïz qui n’a cessé d’ouvrir de nouvelles voies.
Demain, c’est loin…mais hier, aussi. Pour fêter les trente ans de Grenade, Josette Baïz reprend même sa toute première création pour adultes, présentée il y a quarante ans au Concours de Bagnolet. Avec son école de danse fondée en 1992, ses créations pour les jeunes en formation et plus tard sa compagnie professionnelle, Grenade est devenu l’un des projets les plus structurants du paysage chorégraphique français.
Travaillant entre Aix et Marseille, l’ancienne interprète d’Odile Duboc et Jean-Claude Gallotta a créé un pôle chorégraphique qui ne dit pas son nom, et a contribué de façon spectaculaire à faire éclore les talents de multiples jeunes danseurs dont. Aujourd’hui les premières générations ont à leur tour des enfants – dont certains dansent au sein de Grenade – et gèrent les tournées du Groupe Grenade quand la fondatrice est absorbée par un travail de création.
Grenade, une aventure unique
Autrement dit : Grenade est une famille, ou plus encore, un arbre généalogico-artistique qui ne cesse de se ramifier. Car les talents formés par l’équipe s’intègrent dans les compagnies en France et au-delà. Ce qui crée d’ardentes vocations chez les parents qui envoient aujourd’hui leurs enfants à s’intégrer dans l’école qui a trouvé, après de longues années de recherche et de sollicitations, des locaux adaptés. Il faut donc tirer de l’expérience un bilan plus que positif, même si du côté institutionnel la reconnaissance a tardé à venir. Mais tout est bien qui finit bien.
Sauf qu’il y a Grenade, et puis, il y a le monde… Et de ce côté-là, le bilan est moins glorieux. Car l’expérience menée par Baïz et ses interprètes des premières générations amène de quoi analyser l’évolution d’une société en perte de cohésion. Et si la chorégraphe a su analyser, en observatrice de l’évolution des comportements, pratiques culturelles et désirs des enfants, les changements qui se produisent et qui concernent l’avenir de tous, le projet Grenade fournit des informations qui attendent encore d’être analysées à partir de perspectives diverses. Un début est fait avec la parution d’un livre retraçant et éclairant trois décennies de cette aventure unique (1).
La Tête à l’envers
Les trente ans de Grenade, c’est aussi un film réalisé par Luc Riolon, pour répondre à partir de la réalité des jeunes élèves-interprètes actuels du Groupe au film fondateur Mansouria, tourné en 1991 dans les quartiers nord de Marseille, évidemment par le même Riolon. C’est à la suite de ce travail chorégraphique – qui a transmis à une partie des jeunes le virus de la danse – que Grenade s’est constituée. Trente ans plus tard, l’idée était d’abord de retourner sur les terrains entre les tours, les plages marseillaises etc. pour reprendre la démarche à l’identique. Il s’agissait à l’époque d’interroger les enfants sur ce qui les faisait rêver et de leur faire jouer leurs péchés mignons fantasmés.
Après avoir visionné un manifeste aussi candide, force est de constater l’impossibilité de réitérer une expérience d’une telle fraîcheur, dans un monde qui a tant changé à travers la mondialisation, le réchauffement climatique, le communautarisme, les attentats islamistes etc. D’où la réalisation de La Tête à l’envers, un film qui se déroule dans le havre de paix qu’est un studio de danse, où les jeunes Grenades d’aujourd’hui disent de quoi ils rêvent. Et là, tout tourne autour de la danse ! On veut travailler avec ou comme une Crystal Pite ou un Hofesh Shechter… Faire carrière ! L’innocence des rêveries enfantines s’est envolée et les visions exprimées nettement plus pragmatiques. Autre changement de paradigme : Ces jeunes ne viennent plus des « quartiers » qu’en petit nombre. Aujourd’hui, Grenade c’est chic !
Demain, c’est loin !
La création pour les trente ans reprend le modèle des programmes mixtes composés d’extraits et de courtes créations qui ont mis le Groupe Grenade sur les plateaux des plus grands théâtres. Dans chaque programme du Groupe Grenade on trouve des extraits d’œuvres de chorégraphes qui comptent dans la création actuelle. Ca avait commencé en 2011 avec Grenade les 20 ans assemblant du répertoire Gallotta, Preljocaj et autres Decouflé, jusqu’au monument qu’est Vers un pays sage de Jean-Christophe Maillot. Depuis, on sait que les jeunes qui s’approprient les transmissions n’en livrent pas une version au rabais mais des re-créations exprimant leur regard sur la chorégraphie et le monde.
Demain, c’est loin ! se compose d’une création de Lucy Guerin, de la reprise de 25e Parallèle de Josette Baïz et d’un extrait de Room with a view de (La)Horde. Guerin saisit parfaitement, en créant avec les jeunes du Groupe Grenade, leur ressenti face au monde. How Can We Live Together ? reflète les désirs de fête et de légèreté, face à toutes les pressions qui parfois clouent les corps au sol et parfois leur imposent des cadences infernales, une robotisation par des gestes mécaniques voire un empilement des corps comme après une mort collective. Mais le désir de vivre est impossible à taire, rebondissant sur un bouillonnement intérieur.
Galerie photo : How Can We Live Together ? © Y. Alain
Deux manières de faire société
Les uniformisations évoluent très rapidement vers une énergie festive. Les unissons sont finalement impuissants face aux personnalités qui s’affirment et forment un microcosme d’âges et de physionomies les plus variées. Et quand on s’y attend le moins, rêverie, douceur gestes filigranes savent encore se manifester, autant que le cercle et donc le partage. Mais les images de mains qui frappent le sol ou la puissance des gros coups sonores – comme pour enfoncer le groupe – reviennent toujours à la charge. How Can We Live Together ? offre à une quinzaine de jeunes un forum extraordinaire pour esquisser leurs regards sur le monde et leurs visions du futur.
En même temps, il s’est tissée une grande histoire d’affection mutuelle entre (La)Horde, une quinzaine d’autres jeunes de Grenade et la partie la plus dynamique et revendicative de Room with a view. Marine Brutti et Jonathan Debrouwer ont transmis ces tableaux chorégraphiques à une génération juste un brin plus jeune que celle représentée par les interprètes professionnels du Ballet National de Marseille quand ils dansent cette pièce sur la musique de Rone. Plus encore que les professionnels, ces jeunes représentent la diversité qui fait société. Et on peut imaginer que cette plongée dans les agitations diverses du corps et de l’esprit leur donne des armes pour la vie, en tant qu’artistes autant que pour leur éveil citoyen.
Galerie photo : Room with a view © Léo Ballani
Diagonale infernale
Entre les préoccupations, envies et énergies de Guerin et de (La)Horde, le courant passe parfaitement. Mais il passe par un drôle de fil qui trace une diagonale à travers le plateau. Cette ligne imaginaire tracée par Josette Baïz en 1982, c’est le 25e Parallèle.« C’est l’une de mes chorégraphies qui correspondent le mieux à ce que je suis », dit-elle aujourd’hui encore de ce qui fut sa première pièce pour adultes et « une façon de prendre mon indépendance par rapport à Odile Duboc.» Aussi traça-t-elle cette « diagonale infernale ». En 1982 la pièce rafla trois prix d’un coup au Concours de Bagnolet. Sur une musique et un texte de Luc Ferrari, cinq interprètes – dont Georges Appaix et Jean-François Duroure aux côtés de la chorégraphe – plongèrent dans un univers mystérieux, nocturne et animal « jusqu’à perdre la raison. »
Pour fêter les trente ans, Baïz ajouta au quintet féminin qui interprétera seul 25e Parallèle en tournée, sa re-création par le Groupe Grenade avec une ribambelle d’enfants dans les rôles de quelques esprits de la nuit. Et la rêverie nocturne de Baïz et Ferrari révéla à sa façon à quel point le monde a changé. Car si Baïz dit aujourd‘hui qu’à la fin de 25e Parallèle son personnage avait « la tête déchirée », la pièce devient, entre celles de Guerin et (La)Horde, un espace d’apaisement et de respiration. Ce qui faisait figure d’accès de folie il y a quarante ans ressemble aujourd’hui à un cauchemar sans conséquences graves. Aussi Demain, c’est loin ! nous dit avec force à quel point hier, c’est plus loin encore (et en même temps si proche)…
Thomas Hahn
Vu le 7 novembre 2022, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence
(1) Les enfants, Grenade et autres danseurs. Editions Riveneuve-Collection l’Univers d’un Chorégraphe, sous la direction de Philippe Verrièle.
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