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Le ballet de Lorraine présentait son deuxième programme de la saison, une soirée fort contrastée, et dédiée à la paix. 

Petter Jacobson aime visiblement les soirées partagées qui font faire le grand écart au public (et aux danseurs par la même occasion) si l’on en juge par le dernier programme présenté à l’Opéra de Nancy, Twelve Ton Rose de Trisha Brown en première partie, suivi de la création de Tatiana Julien, Decay. Deux ambiances, deux pièces aux antipodes. L’une d’une indémodable élégance, d’une écriture ciselée, l’autre complètement performative. Et 25 années d’écart entre les deux créations. 

La soirée débute avec Twelve Ton Rose, seconde pièce du cycle musical de Trisha Brown sur les opus 5, 7 et 28 d’Anton Webern. Opus, dont le n°28 est la dernière œuvre de musique de chambre composée par l’auteur selon la technique du dodécaphonisme, inventée et développée par Arnold Schoenberg à partir des années 1920, qui, donnant une valeur égale à chaque ton de la gamme chromatique, évite toute tonalité. 

Merveilleusement bien dansé par dix des 25 danseurs du Ballet de Lorraine, Twelve Ton Rose semble traverser le temps et garder sa prime vitalité avec l’interprétation des jeunes du Ballet qui pour la plupart n’étaient pas encore nés (ou tout juste) à la création de la pièce en 1996 … 

A l’ouverture, trois filles vêtues de sobres robes noires intemporelles, à la Coco Chanel si ce n’est une fine ligne rouge qui souligne le flanc, piquent le sol de leurs pieds avec légèreté, leurs jambes fusent, dessinant des lignes droites avec précision, leurs bras se déroulent souples et rapides puis se posent dans l’inconsistance de l’air avec retenue. Alternant ensuite robes noires et robes rouges, c’est toutefois cette dernière couleur, portée également par les garçons, un vermillon franc et flamboyant, pas du tout « atonal », qui domine la pièce, et apporte un contraste à la musique, un rythme supplémentaire, comme rétinien. 

Ensembles, trios, duos, solis, se succèdent. Un duo aux fragments gémellaires développe de grands ronds de jambes s’arrêtant parfois par un déhanchement. Les ensembles se dessinent dans l’espace, constructions à la fois graciles et structurées, tout en volumes. Les chorus en ligne se dissolvent pour se ressouder presque aussitôt, traversent la scène, s’entrelacent, l’action arrivant parfois en dernière minute juste avant de disparaître soudainement en coulisses. Une danseuse en solo glisse dans de longs fondus sur les frottements des cordes, un trio joue les hérons. 

Le vocabulaire est d’une grande richesse. La danse s’appréhende sans retenue et se laisse simplement savourer. Organique, réactive, elle déploie avec la musique un dialogue poétique, tout en gardant sa propre respiration, ses silences. Chorégraphie et musique sont comme deux lignes indépendantes et complémentaires, d’une égale maîtrise. Un ensemble d’une belle vitalité. 

Et les danseurs et danseuses, accompagnés par les cinq excellents solistes de l’orchestre de l’Opéra de Lorraine ont parfaitement trouvé l’équilibre pour faire ressortir toutes les qualités de la pièce. 

Changement de ton avec Decay la création de Tatiana Julien. 

Ça commence par une abrupte entrée musicale … comment dire ? Assourdissante. Un fracas dans le brouillard qui semble aussi flotter sur scène. 
Le ballet au grand complet, 25 danseurs donc, s’ébrouent avec frénésie. Ça ressemble à une fin de soirée bien arrosée, un genre de décompensation, un joyeux défouloir. L’un lance des battements cloches à la chaîne, l’autre hurle pimpon-pimpon, le troisième chante Aline. Certains, comme pris de tocs, comptent de manière obsessionnelle, s’étirent à l’extrême, se tapent contre le sol, rampent, toussent, se tortillent, grimacent, roucoulent… les verbes ne manquent pas. Bref, ça se lâche, les costumes sont à l’envi, tutu façon Truc en plumes, académique bleu pétard, string disco, paniers Marie-Antoinette … Hésitant entre débauche de styles pour affirmer la singularité de chacun et plaisirs très solitaires ! Pas exactement une idée festive… Au passage, on saluera la mutabilité des danseurs. Leur engagement et leur souplesse interprétative mérite l’admiration.

Alors, de quoi s’agit-il ? D’un débordement salvateur, d’une séance collective de débridage particulièrement jouissive, de liberté, ou bien d’une effervescence aliénante et complètement vaine ? Si la scène a quelque chose de comique et fait sourire, du moins au début, l’intention de la chorégraphe suggère la deuxième option, illustrant l’injonction d’aller toujours plus vite, d’être le plus performant jusqu’à une possible destruction. Et de fait, toute cette agitation enverra le Ballet au tapis. 

Et puis ça bascule, et ça décélère, comme une unique et claire réponse à l’hystérie de la première partie. Le groupe se rapproche et se resserre, le ralenti se fait lascif, sauf « monsieur justaucorps bleu » qui résiste et s’obstine à sauter, mais qui finira par s’arrêter lui aussi. 

Ce salutaire passage à la lenteur est intense. Tout d’abord complètement laminés, les corps alourdis, comme empesés, se traînent. En plein freinage, ils se tendent, passant du repli à de longues extensions. Quelques portés au ralenti sont tentés … Alors arrive, enfin, un long passage statique où une lumière balaie les corps échoués ou au repos, en un lent va-et-vient lumineux. La musique se fait grave, enveloppante, et la vie revient. Chacun reprend forme et tous ensemble entament un chant à l’unisson, très beau moment qui répond à la fièvre obsidionale du début. Une danseuse alors se lève et s’estompe au lointain.

Marjolaine  Zurfluh 

Vu le 4 mars 2022 à l'Opéra de Nancy