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Hofesh Shechter et Meytal Blanaru : Quand la danse fait des câlins
Les nouvelles créations des deux chorégraphes vont au contact avec le spectateur. Douceurs inattendues.
Au Théâtre du Châtelet, l’intérêt soudain de Hofesh Shechter pour la douceur était très attendu. The Fix, sa nouvelle création, en seconde partie du programme Double Murder est en effet une antithèse à l’univers très rythmé et explosif de la danse de Shechter, où résonnent en même temps les échos de danses traditionnelles et de la violence des guerres de toute nature. On pourrait par ailleurs suggérer à Shechter de modifier le titre de la première partie, Clowns, tellement la nouvelle version est différente du spectacle initial créé pour ne Nederlands Dans Theater en 2018 mais aussi de la version suivante, imaginée en 2018 pour Shechter II, la compagnie d’insertion professionnelle.
En 2021, Clowns est donc dansé pour la première fois par la compagnie principale. Côté costumes, les collerettes blanches ont presque disparu et les éléments rouges qui rappellent l’univers du cirque se transforment en une fleur portée à la boutonnière ou autres clins d’œil vestimentaires. Nous sommes surtout au sein d’une communauté vaguement XIXe siècle, où la danse est une affaire de cercles, de lignes, de petits sauts et de fête. Mais derrière la joie se cache une violence sourde, où l’on exécute soudainement un camarade.
Clowns : la violence qui remonte à la surface
Les rythmes et unissons galvanisent et rendent imperméable à la compassion. La danse devient une drogue et pourrait continuer des heures durant. Ce rite obnubile les cerveaux et permet à la violence de surgir, soit de façon accidentelle, soit pour accomplir un destin, façon Sacre du Printemps. Le danse hypnotisante ainsi mise en scène est aussi celle d’une communauté qui se prépare à la guerre et succombe à une ivresse névrotique.
En 2018, Shechter définissait la question de fond dans Clowns comme celle de la société du spectacle, où la soif de divertissement justifie la cruauté. Mais pouvait-il imaginer à quel point le succès hallucinant de l’actuelle série Squid Game illustre et dépasse son analyse ? La version 2021 de Clowns s’intéresse à l’utilisation démagogique et manipulatoire (gestes d’orateur et de prêche à l’appui) de la violence collective. Le grand show sert surtout à masquer la sauvagerie enfouie qui remonte régulièrement à la surface sans crier gare. A intervalles réguliers, la danse festive et traditionnelle se transforme en exécution.
The Fix : la lutte pour la douceur
Mais Shechter avait si souvent mis en scène la dichotomie entre communauté et violence que le temps était venu de se constituer force de proposition, passant de la violence à une antidote : la douceur. The Fix est présenté comme telle. Après quelques cris de douleur et de terreur, le calme revient, les danseurs contrôlent leur respiration, les corps deviennent légers. On s’assoit comme pour méditer et une guitare acoustique charme les oreilles. Scènes d’amour, de tendresse, de consolation, et même d’expiation de la violence. Un soupçon de Woodstock, et toujours des réminiscences de danses folkloriques, mais cette fois l’ambiance est sereine, aérienne, pacifique.
Si Shechter change de mode émotionnel, il demande aussi au public de passer à un autre mode de perception, et même de respiration. Le pari n’était pas gagné d’avance, car rien n’est plus difficile que de construire une pièce de danse sur un état de paix, a fortiori pour un chorégraphe qui a construit son œuvre à partir de conflits intérieurs, cadences fortes et éruptions violentes.
Câlins et gestes barrières
Mais l’acte final est à venir. Après avoir aidé un danseur à expier sa violence intérieure, ses camarades l’amènent dans la salle ! Juste après, deux danseurs se tombent dans les bras, se serrent et puis, proposent le même réconfort aux spectateurs, non sans s’enduire les mains de gel hydroalcoolique. Safe hugs, en quelque sorte… Et pourtant ils transpirent, et pourtant beaucoup, dans la salle reçoivent ce geste avec bonheur, après quelques hésitations.
The Fix est une pièce brève mais cathartique. Une vraie pièce cependant et une réponse, bien sûr, à la solitude et la peine créées par le confinement. Mais aussi une vraie option, dans une version encore resserrée, de terminer toute représentation d’une pièce de Shechter par ce post scriptum optimiste et apaisant.
Undivided de Meytal Blanaru : Tous ensemble !
Comme Shechter, Meytal Blanaru a quitté son Israël natal et travaille en Europe. Lui, à Londres, elle, à Bruxelles. Après une première à La Briqueterie sa nouvelle création, Undivided, arriva à Bordeaux à l’autre CDCN, à savoir La Manufacture, dans le cadre du FAB (Festival des Arts de Bordeaux). Le public, disposé en quadrifrontal comme dans We were the future, la pièce qui révéla Blanaru, sera bientôt intégré dans l’action. L’espace est Undivided, la communauté aussi. Tous sous les mêmes lumières. Et dans la même liberté. Avant le début, Blanaru et les trois hommes approchent certains spectateurs, leur parlent, rient avec eux et reçoivent de sourires en retour.
L’ambiance est décontractée, la frontière scène-salle s’estompe avant même d’être créée. Tout est fait pour que les barrières tombent, pour que les spectateurs se livrent à la rencontre. Par leurs bras tendus vers les gradins, par des regards doux mais insistants, les danseurs entrent en contact platonique mais de plus en plus intense avec les spectateurs.
Des câlins par les yeux – et des larmes
Les interprètes ont bien sûr leur partition à jouer, faite de chutes, de portés, de chevauchées et de cavalcades. Et ils se présentent dans une grande fragilité physique et mentale quand ils s’écrasent, se montrent volontairement maladroits, expérimentent le toucher ou mettent en scène leur propre timidité. Ce sont des rencontres qui font trembler jusque dans les doigts et les danseurs savent embarquer le public dans cette fusion progressive avec l’autre.
Undividerd est moins un spectacle qu’une expérience à partager, les yeux dans les yeux avec les danseurs. Finalement, tout le monde peut les rejoindre sur le plateau, se coucher, se détendre. Avant cela, quelques rencontres intenses, de profonds échanges d’énergie ont lieu entre danseurs et spectateurs. Chez ces derniers, sur certains visages, des larmes coulent. Ici les câlins arrivent par les yeux.
Galerie photo © Pierre Planchenault
« Aujourd‘hui on ne sait plus soutenir un long regard, les yeux dans les yeux », dit Blanaru. Sa méthode pour faire progressivement tomber les résistances intérieures du public est étudiée dans tous ses détails. Mais une telle proposition ne peut se créer qu’avec le public, et cela était plus que difficile, à Bruxelles, en pleine pandémie. « Je me suis battue pour avoir le droit de faire venir ne serait-ce que cinq personnes aux répétitions », confie-t-elle. Et revendique que rien n’est truqué ou prévu, que toute intervention des spectateurs est spontanée et authentique. Organique. Undivided. Comme chez Shechter. Est-ce une coïncidence si ce sont deux Israéliens en exil qui œuvrent ainsi pour un peu de douceur dans un monde de covid ?
Thomas Hahn
Double Murder de Hofesh Shechter : Paris, Théâtre du Châtelet, programmation du Théâtre de la Ville, vu le 5 octobre 2021
Undivided de Meytal Blanaru : Festival des Arts de Bordeaux, La Manufacture CDCN, vu le le 7 octobre 2021
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