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« TumulTe » de Bruno Pradet
A partir d'un principe très à la mode – la fusion musique-danse au plateau – Bruno Pradet offre avec TumulTe une pièce d'une « inquiétante étrangeté ». Et ça marche parce que les moyens techniques des interprètes y sont… Cela n'a pas toujours été le cas ces temps derniers pour d'autres essais dans la même direction.
Au début, dans le noir, un éclairage individuel en contre-plongée transforme chacun des neuf interprètes en manière de gorgone baroque, grimaçante et grotesque, comme la succession des chapiteaux d'une crypte romane… Avant qu'une étrange trémulation n'anime toute la distribution, sans distinguer ceux qui jouent de ceux qui dansent. Dès la première image, TumulTe de Bruno Pradet affiche ainsi deux principes dont la pièce ne se départira pas : l’homogénéité du groupe malgré les différences et la bizarrerie de comportements imprévus.
Dès que la lumière a découvert le plateau, tout occupé de lutrins lumineux, tour à tour signaux, projecteurs, marqueurs, tout le groupe s'y développe en masse que les costumes noirs et élégants rendent encore plus homogène. Tout le monde participe d'un mouvement collectif et rien n'étonnerait – ce n'est, après tout, qu'un groupe de danseurs – si rapidement certains ne s'emparaient d'instruments et si, avec un peu d'attention, de petits micros n'étaient visibles ; mais pas sur tout le monde… Ainsi, ce groupe si cohérent d'individus similaires ne l'est pas tant. Le trouble s'instille.
Tout le développement de la pièce, en une manière de long plan séquence, va distiller cet étonnant sentiment : dans ce qui paraît, à première vue, si conforme, si simple et attendu, une étrangeté. Le danseur le plus grand de la distribution est une femme, et pas tant danseuse que chanteuse. Et celui que l'on prend pour un violoniste s'avère chanteur mais de cette voix si déconcertante de haute-contre qui efface la frontière entre le féminin et le masculin.
Cette musique que l'on reconnaît pour du Vivaldi et du Pergolèse finit par pulser comme du rock et ces participants à un dîner mondain, dans leur tenues noires de transparences décentes et de gravures de mode, se tordent au sol avec des puissances d'animaux sauvages marchant à quatre pattes dans un puissant unisson. Plus rien de certain dans ce monde où il devient impossible de savoir qui danse qui chante et même qui joue vraiment de la musique puisque le violoniste se mêle entièrement au mouvement et que les porte-voix viennent compléter par moment les micros. Les attitudes se brouillent : la piéta dolorosa arbore une superbe barbe, la jeune et fragile danseuse mesure soudain deux mètres cinquante. Ce TumulTe est d'abord celui d'un désordre des certitudes et l'on songe à Breton définissant ce point de la poésie « où les contraires cessent d’être perçus contradictoirement »
L'évolution des états de corps des interprètes au long de la pièce joue paradoxalement avec ce tumulte de la réalité. Au début, grimaçants et tremblotants, dans une énergie très contenue et qui semble chercher à « sortir » par tous les moyens, ils passent à une manière d'état second, avec ronde âpre et gestes rageurs des bras du haut vers le bas, avec un usage récurrent de l'unisson, avec un ensemble de motifs qui privilégient l'ancrage et le sol plutôt que l'élévation. Pourtant, à aucun moment, TumulTe ne tombe dans la démesure d'une transe primitive. Les corps restent tenus, le primitif policé est sous contrôle. Sans doute le sentiment d'inquiétante étrangeté naît de ce paradoxe qui veut que tout incline vers la démesure, l'Hybris, l'excès, et que pourtant rien ne s'y abandonne totalement tout en brouillant en permanence les limites ; il faut entendre inquiétante étrangeté au sens que l'on donne usuellement au concept forgé par Freud à savoir quand « l’intime surgit comme étranger, inconnu, autre absolu, au point d’en être effrayant ».
teaser "TumulTe" - création 2020 from Cie Vilcanota on Vimeo.
Le traitement de la musique contribue fortement à cette sensation. Le glissement entre deux mondes musicaux apparemment tellement éloignés que la musique baroque et le rock le plus âpre, interprétés par les mêmes chanteurs et musiciens mais encore accompagnés par les danseurs ainsi que la contribution continue des musiciens au mouvement, floutent naturellement les frontières et les attentes. C'est là, mais seulement en ce sens qu'il faut comprendre l'aspiration du chorégraphe à « faire tribu ». Non pas faire primitif – nous constatons que jamais il ne s'y abandonne – pas plus que faire homogène, tout tend, mais subtilement, à distraire de cet objectif – mais pour souligner que l'interprétation n'est qu'une, chanteurs et danseurs. confondus. Cette tendance est dans l'air, voir ainsi, de Maud Le Pladec [lire notre critique] à Mylène Benoit, pour prendre deux exemples très récents.
Mais la démarche de Bruno Pradet qui a soigné le rendu musical et en a fait un principe dramaturgique fort, marque la différence de cette proposition d'avec toutes celles qui, a foison cette saison, proposèrent la fusion du chant et de la danse. D'abord, parce que TumulTe assure que cette fusion se fasse dans une pratique magistralement maîtrisée (ce qui souvent dans les autres exemples, manquait), mais surtout parce que cette confusion des moyens tient sa place dans la dramaturgie. Si chant et danse paraissent si proche, il est cependant rare que ces deux techniques soient si bien dominées. Cette tribu ici constituée fait preuve de cette habileté, et cela rend la rencontre aussi convaincante qu'inquiétante… Inquiétante comme le monde tumultueux dans lequel nous baignons, par exemple !
Philippe Verrièle
Vu le 17 juillet 2021, au Théâtre des Hivernales dans le cadre du festival Avignon Off.
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