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Quelle(s) danse(s) pour le monde après le confinement - vol. 10
Le Tambour de soie en streaming depuis le Théâtre de la Ville: Une expérience nouvelle et concluante.
Ce fut une expérience nouvelle, qui arriva logiquement. Le Tambour de soie était programmé au Théâtre de la Ville, à l’Espace Cardin, où une seule représentation a pu accueillir le public, avant que le confinement n’oblige à la fermeture des portes. Les représentations suivantes (30 et 31 octobre 2020) ont été proposées en streaming, opération annoncée à l’improviste mais réalisée avec une maîtrise technique impeccable. Diffusées sur Youtube et Facebook, les deux séances retransmises depuis le plateau (vendredi soir et samedi après-midi) ont attiré 1.500 internautes par jour et donc plus du double de la jauge de la salle. Un bon début qui pourrait ne pas rester sans suite. D’autres retransmissions depuis la même salle ont été annoncées, mais elles concernent des spectacles de théâtre. Pour la danse, rien n’est encore certain, mais une suite est probable.
Un Nô moderne
On peut l’espérer, puisqu’on peut dire que l’expérience s’est révélée concluante. Il y a une différence, une vraie, entre le visionnage d’une captation réalisée en amont et le direct, où l’on sait qu’aucune erreur ne pourrait être dissimulée par un montage vidéo ultérieur. Le suspense est là. Et on sait que la diffusion en livestream est en train de s‘établir dans d’autres pays, notamment en Asie, et que là, il est déjà payant d’y assister. Est-ce un modèle pour la danse ? Il est trop tôt pour le dire. Le Tambour de Soie, créé par et avec Kaori Ito et Yoshi Oïda - accompagnés du musicien Makoto Yabuki - est autant un spectacle de théâtre que de danse. Un Nô moderne, revu par le grand écrivain Jean-Claude Carrière qui situe l’intrigue dans un studio de danse au lieu du château. Dans l’original de Mishima, c’est une princesse qui se joue de son jardinier, vieil homme ébloui par la beauté de la jeune séductrice qu’il rêve en future maîtresse. Mais elle lui tend un tambourin truqué et hautement symbolique.
Voir Yoshi Oïda danser
Chez Carrière, cette princesse est une danseuse qui passe le tambour au vieux qui nettoie le studio. Joue et fais-moi danser, pour que je sois à toi, lui dit-elle. Mais la peau de l’instrument est en soie et donc muette. Humilié, l’homme fulmine et se retire, pour revenir en fantôme ensanglanté qui finalement fait sonner le tambour. L’homme c’est Yoshi Oïda, l’un des grands acteurs mythiques de Peter Brook. Dans le regard des objectifs multipliant les angles et les regards sur les interprètes, chaque trait du visage d’Oïda fut une révélation : espoir et rajeunissement dans la chaleur de l’émotion, puis désarroi grimaçant. La présence d’Oïda à l’écran faisait oublier qu’on n’était pas dans la salle. Chaque émotion, chaque geste étaient d’une véracité absolue, d’une simplicité confondante.
Ce qui est plus étonnant encore, c’est de voir Yoshi Oïda danser ! Il n’avait jamais dansé dans un spectacle, mais il n’hésite pas à expliquer que même à 87 ans (c’est son âge, réellement), il faut toujours se lancer dans de nouvelles aventures. La force de l’épure lui appartient, et il fait ainsi penser à un certain Baryshnikov, passé, lui, de la danse au théâtre. La partie où il joue le revenant aux plaies ouvertes est inoubliable, dans une interprétation toute aussi juste, où l’esprit et le corps ne font qu’un. On sait que chez Peter Brook, le corps et le geste avaient leur importance. Et Oïda pratique le yoga jusqu’à aujourd’hui, ce qui peut expliquer qu’il est aussi à l’aise en se mettant à la danse. Mais cet acteur aux ressources apparemment inépuisables vient en fait du théâtre Nô traditionnel, où parler, bouger et chanter ne font qu’un.
Entre spectacle et cinéma
Kaori Ito, dans le rôle de la princesse, incarne celle qui joue avec les sentiments de l’homme et met dans la balance sa maîtrise du paraître autour de sa répétition d’une danse traditionnelle japonaise traitant de la folie. Ce qui n’est pas sans ironie, vu qu’Oïda fut justement l’un des protagonistes de L’Homme qui, spectacle de Peter Brook autour des tours que nous joue un cerveau qui perd le nord puisque ses neurones se mettent à danser trop librement. La danse culmine dans un duo entre Ito et Oïda, un corps à corps ou plutôt corps à esprit saisissant, dans la rencontre entre un homme qui a pris son envol et les remords d’une femme qui sent le poids de la vie sur terre. La princesse-danseuse y prend une leçon en humilité, d’autant plus qu’Oïda confirme la sienne en jouant un personnage du bas de l’échelle sociale. Un vieux qui passe la serpillière dans un studio de danse, voilà qui pourrait nous renvoyer à la réalité matérielle des retraités de plus en plus démunis. Mais ce n’est pas le sujet.
La gravité était ailleurs. L’inquiétude liée à la situation des théâtres et des artistes était inscrite sur le visage d’Emmanuel Demarcy-Mota, au cours de sa brève allocution introduisant la soirée, en direct depuis la salle, prenant le micro en s’adressant spécialement aux internautes venu.e.s au théâtre en restant à la maison.
Cette introduction était précédée par une prise de parole d’Ito et d’Oïda à l’Espace Cardin, seul élément à ne pas être diffusé en direct. Les internautes connecté.e.s ont donc assisté à un vrai événement conçu pour les conditions du streaming, mettant en jeu une situation particulière, ce qui aida sensiblement à surmonter la perte de la présence physqiue des interprètes. On s’y trouvait un peu comme au cinéma, la sensation du live en prime. Ni tout à fait 7ème art, ni tout à fait spectacle vivant. Quelque chose de nouveau, de différent.
Mais il faut garder à l’esprit qu’ici la danse était intégrée à une narration théâtrale. Et celle-ci fut accompagnée d’une narration parallèle, celle des commentaires des internautes. Aussi peut-on finalement lire cette expérience comme une nouvelle façon pour le spectacle vivant de préserver son énergie et son lien avec le public, même quand les salles ne peuvent ouvrir. Et quand elles ouvriront à nouveau, les théâtres peuvent y trouver la possibilité de s’adresser en même temps à un public en salle et chez lui, à travers le monde.
Thomas Hahn
Spectacle vu à la maison, diffusé depuis le Théâtre de la Ville/Espace Cardin, le 31 octobre 2020