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Entretien avec Thierry Duclos

Thierry Duclos est le directeur de l’agence artistique Le Trait d’Union, spécialisée dans la diffusion des grands ballets, qu’il s’agisse faire tourner de grandes compagnies françaises dans le monde entier, ou de faire venir les grands ballets internationaux en France et plus largement en Europe. Le Ballet du Grand Théâtre de Genève, la Compagnie Carte Blanche de Norvège, Alonzo King Lines Ballet, Malandain Ballet Biarritz, la compagnie Gallotta ou le Ballet de l’ONR,…, c’est eux ! Il nous parle de son expérience en pleine pandémie, et de ses solutions innovantes pour inventer une sortie de crise. Une plongée au cœur de la vie quotidienne des grandes compagnies.

Danser Canal Historique : Comment avez-vous vécu la crise liée au Coronavirus ? Avez-vous été directement touché lors des tournées que vous organisiez ?
Thierry Duclos :
Ça a été rocambolesque ! Alonzo King Lines Ballet était en tournée en Allemagne en février. Fin février, nous arrivons en Italie. Nous posons nos bagages à Vicenza, à quelques encablures de Venise. Aussitôt, les danseurs prennent quelques affaires et filent à Venise pour la fin du Carnaval. dans la soirée je reçois un texto : la Vénétie, la Lombardie, l’Emilie-Romagne, se mettent en confinement, tous les spectacles sont annulés. C’était la folie. Sur le coup, je me dis ils vont fermer les frontières. J’avais dix jours de tournée prévus en Italie, tous les spectacles annulés, avant de finir avec quinze jours en France. J’avais mon tour manager sur place, je lui dis il faut rapatrier tout le monde. Trouve un bus. Ils restent donc dix jours à Aix en Provence, pour attendre la date, dans les meilleures conditions. Ça coûte une fortune à l’agence, surtout avec l’Italie qui ne paye rien. Nous devons finir par une date à Cholet. Deux jours avant, Trump annonce qu’il ferme les frontières des Etats-Unis à partir du vendredi soir. Cholet était le jeudi !! Du coup, panique. J’ai mis tout le monde dans un bus à la fin du spectacle direction Roissy Charles-de-Gaulle, j’ai réussi à trouver un avion qui arrivait dans la journée aux Etats-Unis et j’ai fait rentrer tout le monde in extremis.

Avec les Ballets Jazz de Montréal, j’avais plus de deux mois de tournée, qui commençait par l’Espagne début mars. Après l’Italie, je me dis : on ne m’y reprendra pas ! Donc j’appelle tous les jours en Espagne pour demander ce qu’il se passe. On me répond, pas de problème, c’est très localisé à Madrid et Barcelone.  Tous les jours, on me dit tout va bien. Donc je signe les contrats. Je fais partir la compagnie de Montréal, les décors étaient déjà arrivés. La compagnie débarque à Pampelune, trois jours avant le spectacle. Le soir même Vitoria se met en confinement - à 80 kilomètres. Le lendemain Oviedo annule, le surlendemain Logroño, le soir même du montage, annulation de  Pampelune. On devait continuer en France. Nous arrivons le week-end des élections municipales. Et là, je commence à me dire, j’ai une semaine de creux et ensuite deux mois de tournée, mais qui ne vont pas pouvoir se faire. Là j’ai eu un moment de chauffe avec les théâtres. Je leur téléphone et je leur dis, voilà, j’ai ma tournée espagnole qui s’est annulée, j’ai une dizaine de jours avec des danseurs qui n’ont plus rien à faire, que se passe-t-il dans votre théâtre la semaine prochaine ? Sachant que la représentation telle qu’elle était prévue allait sûrement s’annuler et que nous ne pouvions rester aussi longtemps bloqués du point de vue financier. Et les théâtres me répondaient : « nous n’avons pas prévu d’annuler ». Nous étions dans une situation ubuesque. Heureusement, le lendemain, il y a eu l’annonce du gouvernement qui passait d’une autorisation pour 1000 à 100 personnes et là, j’ai pu mettre tout le monde dans un avion ! Mais cette fois, c’est une tournée de deux mois qui partait en fumée ! Et pour le coup, tous les théâtres français, contrairement à leurs homologues espagnols ou italiens ont joué le jeu et ont participé au budget du coût supporté par l’agence divisé par le nombre de théâtres. C’est d’ailleurs là qu’on réalise à quel point la France est très bienveillante avec les artistes.

DCH : Où en est la situation aujourd’hui pour une agence artistique comme Le Trait d’Union ?
T. D. :
Aujourd’hui, on me dit, les théâtres réouvrent. Pensons que c’est une bonne entrée en matière pour imaginer un assouplissement des mesures. En fait ça ne change pas du tout le problème. Je n’ai aucun spectacle qui peut entrer dans les théâtres. Sans vouloir entrer dans une polémique, les cinémas ont eu des recommandations précises. Mais pour le spectacle vivant ? Que peut-on mettre sur un plateau ? Dans la salle, encore, c’est un peu établi. Dans les coulisses et les loges, ça peut s’établir.  Mais sur scène ? Comment on répète ? Comment met-on vingt danseurs sur un plateau. Avec quel répertoire ? De plus, la question du réentraînement est cruciale pour la danse.
Espérons que le Puy-du-Fou va être le spectacle de l’été - alors que tous les festivals sont annulés - qui va nous ouvrir les portes, et rendre possible de donner des spectacles à l’automne. Soyons positifs pour dire que c’est un bon curseur.
Contrairement à la France, les répétitions et les spectacles, y compris dans les maisons de retraites, ont repris en Norvège pour la Compagnie Carte Blanche, avec un protocole, certes. Et pour les compagnies avec lesquelles je travaille, les Taïwannais, par exemple, ont recommencé leur activité. Po-Cheng Tsai de la compagnie B.Dance est revenu à la vie d’avant, et pourtant ils sont en première ligne. Ici nous restons suspendu à l’évolution de l’épidémie et à une reprise incertaine.

DCH : Comment envisagez-vous la saison prochaine ?
T. D. :
Après la stupéfaction de départ, nous nous sommes attelés à démailler ce que nous avions tricoté et à mettre en sécurité l’agence, la mettre en hibernation printannière et estivale. Maintenant, nous essayons de nous remettre en ordre de marche pour une rentrée qu’on espère… à la rentrée !
La saison prochaine est dans les tuyaux, même si elle n’est pas bouclée définitivement. Car au moment où les arbitrages devaient arriver, nous étions en pleine pandémie. Dès le mois de février, les théâtres commençaient à freiner pour s’engager. Nous l’avons vite compris. Et mars, les dernières options ne se sont pas confirmées, laissant dans les plannings de jolis espaces. Donc ce ne seront sans doute pas des tournées aussi importantes que d’habitude, mais, en tous les cas, ce qui avait été confirmé n’a pas bougé, et les interstices qui restaient ont été consacrés au report. Nos premières grosses tournées sont prévues en novembre. Nous nous mettons en ordre de marche pour qu’elles aient lieu.

DCH : Pensez-vous que la crise va avoir plus d’impact sur la tournée de grands ballets que sur des compagnies aux effectifs plus restreints ?
T. D. :
Il risque d’y avoir deux temps dans la crise. La saison prochaine a été construite sur un modèle économique équivalent aux saisons passées, puisque tout était quasiment construit quand la pandémie est arrivée. Reste à la faire sur ce modèle là. Donc ce qu’il faut espérer c’est que les financeurs aient conscience de cette composante, et que, s’il devait y avoir des restrictions budgétaires, elles ne s’appliquent qu’en laissant l’anticipation aux professionnels. Je pense que c’est à nous de trouver les solutions dans notre fonctionnement et dans les propositions que nous pourrons initier, et dans la manière dont nous envisagerons les tournées. En tout cas pour les groupes importants qui vont être le Malandain Ballet Biarritz, le Ballet du Grand Théâtre de Genève, le Ballet de l’Opéra national du Rhin, le Lines Ballet etc. A nous de trouver une issue pour que d’un côté les compagnies puissent continuer à danser, et de l’autre, que les théâtres puissent continuer à les accueillir. C’est-à-dire, que la compagnie ne soit pas obligée de produire  des spectacles déficitaires, parce qu’elle ne tiendra pas, et que les théâtres  puissent la recevoir dans des conditions financières acceptables pour eux.

DCH : Quelles pourraient être ces solutions ?
T. D. :
Actuellement, je commence à travailler activement avec Malandain Ballet Biarritz, Aterballetto, et autres, afin de trouver un système économique provisoire qui va permettre de faire la jonction entre un avant et un après crise, que l’on espère pas trop long, pour un retour progressif à la normale.
La conséquence première qui semble apparemment logique, serait de diminuer les effectifs des compagnies. Mais cette idée est dangereuse. A la fin, les financeurs vont nous dire que douze danseurs suffisent au lieu de vingt-deux. Et ce serait leur donner raison. Ce que je ne souhaite évidemment pas. C’est pourquoi je me bagarre depuis toujours pour faire tourner toutes les  grandes compagnies dans leur globalité avec des programmes qui utilisent la totalité de l’effectif. En restant bien sûr,  dans les limites du raisonnable. Car il faut être vigilant et conscient qu’il s’agit, en tout cas en France, d’argent public. Et j’ai toujours défendu le nombre de danseurs dans une compagnie de ballet. Par contre, il faut également anticiper pour garder une activité. Le Malandain Ballet Biarritz, par exemple, doit conserver son répertoire qui implique tous les danseurs. Idem pour Aterballetto ou le Ballet de l’Opéra national du Rhin. Néanmoins, j’arrive à faire tourner ces grands groupes dans une économie acceptable pour les théâtres, grâce au nombre de représentations qui font qu’à chaque date supplémentaire le coût diminue légèrement. Or, cela risque de devenir compliqué dans le cas d’un resserrement budgétaire, dans la mesure où les théâtres voudront soit réduire le nombre de spectacles, soit les supprimer. Il va donc nous falloir faire face à une demande moindre. Et malgré cette demande moindre, le coût du spectacle ne devra pas être supérieur.
J’ai appris toutes ces dernières années à réduire les coûts de tournée. Mais dans cette rationalisation des coûts, j’ai déjà usé toutes les astuces. Il faut des journées de repos aux danseurs, aux équipes techniques. Il n’y a plus rien à économiser. Donc pour faire face aux restrictions de budget qui risquent d’arriver, il faut trouver des idées qui gardent cette générosité de la danse pouvant occuper un grand plateau, avec un spectacle d’accès grand public, sans être péjoratif, sans rien céder à l’exigence artistique. C’est le schéma de nos propositions en général. Mais il faudra l’envisager avec des groupes plus petits pour certains.

 

DCH : Comment allez-vous résoudre cette quadrature du cercle ?
T. D. :
Pour garder une activité avec un large effectif pour les compagnies, il faudra pouvoir, à l’intérieur de la tournée, glisser une activité avec moins de monde sur scène. Pour le coup, je tente un pari avec mes compagnies et c’est là où mon rôle d’agent de producteur, de personne qui a une pratique dans le milieu de la diffusion est utile. Et ce pari, c’est non pas de diminuer le nombre de danseurs de la compagnie mais de la couper en deux, pour créer deux compagnies. Afin que sur certaines tournées, à un moment donné entre deux spectacles à effectif complet, elles puissent se séparer pour faire deux spectacles à des endroits différents et se regrouper ensuite pour un spectacle plus important.

DCH : Quel défi !
T. D. :
C’est un sacré challenge. Compliqué à manipuler. Mais les solutions peuvent venir de ce genre d’anticipation. Cela permettrait à toutes ces grandes compagnies de garder une activité et de justifier du nombre de personnes en tournée puisque tout le monde est utilisé. Ça permet également de faire profiter de tournées de grands ballets internationaux des théâtres qui sont moins en capacité d’accueillir un effectif lourd.
J’ai la chance d’avoir la bienveillance de beaucoup de structures.Car ils devront faire preuve une certaine souplesse, en se calant sur la date que je leur proposerais. Moi-même je dois m’adapter.

DCH : Comment pouvez-vous vous adaptez ? Par exemple, est-il plus difficile de faire venir les compagnies étrangères ? De tourner hors de l’Europe ?
T. D. :
Je vais peut-être regarder plus attentivement certains spectacles que je vais faire tourner et qui ont encore un coût élevé. Notamment au niveau technique. J’estime avoir ce rôle. Et encore une fois, je peux l’avoir parce que je propose aux compagnies de grosses tournées. Je n’aurais à leur proposer que quatre ou cinq spectacles je n’aurais pas le même poids.  Mais avec 25 à 30 dates à l’année, quand je dis quelque chose, j’ai au minimum l’écoute des directeurs de troupe. Maintenant hormis si les compagnies ont des problèmes pour se déplacer, par exemple des coûts qui augmentent drastiquement, je n’envisage pas de minorer l’activité à l’international. Dans les deux sens. C’est très important pour les théâtres d’accueil, et pour les compagnies. On peut parler d’écologie, mais si on fait traverser la terre à une compagnie pour un mois de spectacle, j’estime que la question ne se pose plus.
Propos recueillis par Agnès Izrine

 

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